« De la douceur, de la douceur, de la douceur ! » réclamait Verlaine. Aujourd'hui, la revendication reste audacieuse. Pas facile d'extirper cette douceur du monde ambiant. Trop souvent acharnée à faire assaut de virilité, la musique rock la néglige ou la livre comme une parenthèse entre deux déchaînements électriques. Antony sait, lui, la cueillir et la transmettre. Le dispositif est simple : la voix, durable et délicat trésor, est placée au centre. Tout autour d'elle, des cordes qui semblent l'épouser, un piano dont Antony joue, mais aussi des cuivres discrets, une rythmique assourdie qui l'accompagnent et se mettent à son service émotionnel.

L'envoûtement que provoque cette voix hors norme est lié à des vertus contradictoires : avec Antony, la douceur est arrachement. Amours massacrées, masochisme, tendresse, agonie, délivrance. Dans le mouvement de la voix qui s'élève pour dire le Mal (malheur, misère, mélancolie), voici que la douceur advient comme un fruit paradoxal. Au bout du compte, à rebours de toute joliesse calculée, elle se donne même à foison, et comme pour toujours. Le chant de désolation se convertit en un chant de consolation dont l'étrange beauté tient à ce subtil glissement de la douleur à la douceur. C'est cette mutation qui surprend quand on écoute Antony : la douceur prend corps avec la peine qui en est la condition, elle s'épanouit à travers l'expression de la plainte.

La voix de ce messager de la douceur touche parce qu'elle vibre. Vibrato, vibrations, vrilles, spirales d'un chant qui s'enroule, se déroule puis recouvre sensuellement toute chose, emportant avec lui les réticences, les résistances. Antony ferait pleurer en récitant l'annuaire. La vibration de la voix capture l'oreille, captive le cœur, fend l'âme. A la fois aérienne et enveloppante, puissante et feutrée, la voix descend dans les graves, s'avance avec la force chaude et noire d'un chanteur de blues, de gospel ou de jazz, ou bien elle s'élève et plane dans les aigus, y atteint les sommets d'une soprano. En elle se succèdent ou se fondent le swing d'Otis Redding et la voltige de Maria Callas. Pour autant, entre rondeur noire et blanche vaporisation, elle se donne ses propres limites, trouve sa ligne de conduite et son hygiène particulière.

Enfance en Angleterre puis aux Pays-Bas, traversée de l'Atlantique, jeunesse californienne : Antony survole à grands traits sa destinée, croise d'autres solitudes mais trouve peu d'échos à la sienne. C'est ensuite, en 1990, le départ pour New York. Là, dans cette autre Amérique, bien des choses se mettent en place. L'oiseau trouve son nid excentrique. Avec la compagnie des Blacklips qu'il fonde en 1992, il se produit dans des spectacles de cabaret au Pyramid Club. Il teste ses séductions et ses fragilités, trace les brouillons de son existence réelle. Il s'imagine d'autres vies, entre Fiona Blue et Justin Grey. Il poursuit longtemps ces expériences afterhours, hantant les nuits new-yorkaises qui bruissent d'insomnies underground. Mais progressivement il s'oriente vers la seule musique. Tout son art se ressent de cette touche de cabaret décadent qui implique une proximité complice avec le public. Maintenant encore, il puise à cette connivence des débuts bien des raisons d'être le chanteur qu'il est devenu.

En tout cas, peu à peu, sa voix est écoutée, adoptée, applaudie puis, en 1998, gravée en compagnie des Johnsons. Antony accède enfin à lui-même. A travers cette maïeutique musicale, il devient en effet son propre enfant, ou plutôt celui, double, de ses chansons, à la fois leur fils et leur fille. Il enfante et il naît, il naît et il renaît tout simplement dès lors qu'il chante. La voix est ce qui lui donne perpétuellement la vie. Chaque mélodie entonnée a ce pouvoir de génération spontanée. Antony s'engendre lui-même à mesure que son art vocal le porte à la douceur d'être dans la mélancolie. L'écouter, c'est assister, ravi, à la féerie de cette naissance répétée.

Les chansons d'Antony sont des invites à l'envol. L'idéal y contrarie furieusement les impasses de la vie prosaïque. « I am a bird girl now », chante-t-il encore : ce n'est pas une provocation, c'est sa vraie vie, son existence telle quelle (pourvu qu'on l'entende), qu'il proclame et exige de toute la force de sa foi. Il se construit ainsi une mythologie personnelle qui restaure l'innocence du désir.

En fait, le ciel auquel aspire Antony apparaît comme une contre-proposition artistique à la mort et à l'intolérance qui étendent partout leur empire. Des mélodies de trois minutes y retentissent comme autant de petits Chants d'innocence pour tisser un univers d'élévation riche de ressources et de secours où s'élabore à mesure « un livre que tous puissent lire ». Car Antony ne tient pas à rester seul. S'il plane dans ce ciel épuré qu'il a créé grâce au seul élan de son désir, il est de ceux qui invitent et partagent. Il y a de la place dans ce paradis ouvert et accessible, pourvu qu'on trouve ses propres ailes et qu'on sache les ouvrir.

On y rencontre toutes sortes de créatures, bien vivantes ou revenues d'entre les morts, se fréquentant toutes dans l'allégresse et la confiance : parmi elles, Marc Almond passe en coup de vent à moto ; Leigh Bowery habille Nina Simone devant Joey Arias qui joue au tarot avec Klaus Nomi et Jimmy Scott ; Julia Yasuda résout des équations sur un tableau vert pomme, un peu plus loin Diamanda Galas hurle de joyeux blasphèmes à l'oreille de Boy George hilare et, tandis que le barman du Joe's Pub converse avec Laurie Anderson et Lotte Lenya, les promeneurs peuvent voir les Cocorosie faire les folles tout en préparant des crêpes pour tout le monde ; Charles Atlas filme la scène, mais Kathleen Ferrier, trop occupée à raconter à David Tibet des histoires d'enfants morts, n'y prête guère attention. Tout ce petit monde baigne dans un climat d'effervescence tranquille. La vie rêvée d'Antony s'écoule ainsi dans un ciel improbable et éclatant. Sous un tel firmament, il crée sa propre légende (dorée).Antony Hegarty est un chanteur de l'intimité. Ses confidences laissent entrevoir de hautes espérances où se mêlent les fantasmes les plus lancinants. Il raconte comment il est tombé amoureux d'un garçon mort, qui était peut-être une fille, et dont il ne saurait faire le deuil. La décadence affleure souvent dans cet univers labile où l'on aime de préférence ce qui est menacé de tomber et de mourir précocement. Mortes bien avant l'heure, des figures telles que Candy Darling, l'égérie warholienne qui voulait tant se fuir, Marsha F. Johnson, reine des S.T.A.R. retrouvée noyée dans un « fleuve de chagrin » ou encore Divine, « Mère de l'Amérique », qui rêvaient toutes de devenir des femmes, ont maintenant rejoint le paradis intime d'Antony où elles brillent à une place de choix.

Cette cohorte de morts ne trompe pas. Le militantisme amoureux et commémoratif est ici le signe de la fidélité gay. Plusieurs chansons d'Antony rendent un hommage appuyé aux êtres dont il pleure la perte, et la mort qu'il chante est alors lavée de toute horreur. La voix scelle un lien d'affection éternelle avec les disparus (les icônes, comme les proches et les aimés), elle veille sur les morts, les berce encore une fois, comme on berce un enfant. De la douceur, toujours ! Gardien d'utopie, Antony se fait l'animateur de ces vies perdues.

Lui-même bricole son univers affectif à partir des blessures de l'identité sexuelle. Sur un tel champ de ruines, il prononce des paroles d'au-delà, adoucit sa peine dans la ferveur d'un chant qui sublime violences physiques, frustrations et regrets : « From the corpses flowers grow ». Il travaille toujours ce maillage ambigu entre la beauté et la mort, entre l'aspiration à la différence et les pesanteurs de toute métamorphose. Quand il reprend le standard de Lou Reed Perfect Day, il en fait un récitatif languide.

Décidément, le bonheur n'est pas encore donné, il est affaire de métamorphose réussie. Or, il n'est pas facile d'inverser les valeurs et les identités, de circuler entre le mal et le bien, le masculin et le féminin, de sortir de l'immobilité des limbes pour ébaucher le geste de naître à soi : « What can I do when the bird's got to die ? »Ses chansons qui hésitent entre ritournelle sentimentale et chant religieux sont hantées par ce désir perpétuel de transformation mais l'art d'Antony relève pleinement de la cérémonie parce qu'au sens de l'hommage il associe le goût de la parure. Ce familier de l'au-delà est aussi un amoureux des apparences. Il adore se travestir. Paradis et parade, élégie, défilés et maquillages. Antony chante les morts, les sauve de l'oubli en les transportant bien au chaud, à l'abri dans son univers musical mais, s'il se présente parfois assez sobrement sur scène, il lui arrive également de s'y pavaner en voiles, mousseline, perruque, falbalas. A travers ce tendre jeu, il affiche son désir d'être du côté des femmes et, à sa manière, resplendit de cette tentation.

Ces provocations sont des sourires, des caresses, jamais des gifles. Entre deux chansons, il badine avec le public dans la salle et pourtant il pourrait tout aussi bien se cacher, s'éclipser pour toujours de la scène si on le poussait vers la sortie. Enjôleur spleenétique, Pierrot lunaire ou tendre diva, Antony est un exhibitionniste timide. Pour l'heure, la scène reste toutefois l'espace favori de ses extravagances. Il continue d'y fuir l'Amérique trop réelle de feu George W. Bush. Par les divagations du chant et du show, il explore le devenir-autre, se réinvente inlassablement et nous entraîne dans sa métamorphose. »


Jérôme SOLAL, La Blogothèque.


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