Romain est censé s'épanouir dans le cartonnage. Six mois à l'essai. Jolie chambrette et petit pécule. L'enfant devenu grand est théoriquement ravi. Mais il répète à l'envi : « À Paris avec papa tout seul ! » Son sens de l'ellipse verbale est toujours efficace. Comme son père, il a opté pour la décroissance. Je crains qu'il n'ait pas compris que ses week-ends parisiens lui seront désormais chichement comptés : il a un “lieu de vie”. Pour sa mère et pour moi, quel souci ! Quel soulagement surtout. Romain ne pense qu'à jouer avec ses voitures miniatures, à écouter son baladeur. Comme son père, gentil looser. Sauf que nous n'écoutons pas la même musique : lui, c'est Skyrock, moi surtout Schubert. J'irai donc moins souvent le chercher pour voyager ensemble. Notre meilleur moment dans le TGV, entre deux agacements : quand nous échangeons nos CD. Mais ça ne dure pas. Romain préfère définitivement Skyrock !

À la fin d'un de ses nombreux stages d'orientation, si souvent décevants, son responsable a noté un jour dans la synthèse : « Son choix ne va pas être simple pour lui entre le fait de grandir ou de rester petit. » Et plus récemment : « Romain ne parvient pas à intégrer la valeur travail. » Ce jour-là, ivre de fureur, j'aurais dévasté l'Institut ! Pourquoi le fils ferait-il mieux que le père dont la devise à 60 ans est : travailler moins pour vivre mieux ? Nous sommes aussi handicapés l'un que l'autre. Quel souci ! Quel réconfort.

La mère de Romain vient de m'envoyer une vieille photo. Je brandis mon bébé très haut au-dessus de ma tête. Il rit aux éclats, encore étonnamment beau. Moi, j'étais jeune et fringant dans ma chemise de cow-boy. Comme tout ce temps a passé vite ! Et si lentement. On n'en finit pas de mettre un enfant au monde. Avec Romain, j'ai été passable, sans mention. On ne peut pas aimer au-dessus de ses moyens. Je n'ai pas su. Mon ex m'a dit hier au téléphone : « Pas grave. Lis “Où on va papa ? ” C'est tout toi ! » J'ai immédiatement commandé le bouquin de Fournier. Peut-être simplement pour faire plaisir à celle qui ne m'a jamais méprisé ; la femme qu'elle est a de fines antennes tout en gardant les pieds sur terre.

Quand Romain entrera dans son glorieux ESAT, il continuera d'occuper mes pensées, de nourrir mes regrets. Et je continuerai de lui répéter ma petite chanson. Je ne la lui ai jamais récitée, il ne saura sans doute jamais qu'il fut adopté, mais d'instinct il connaît la musique. Car souvent dans le train, retirant son casque, il se marre et claironne à la ronde : « Moi j'adore papa ! »

Et moi aussi, si mal, si fort, j'adore ce petit bout d'homme inabouti. Et je lui dis : « Aujourd'hui, fils, quand tu t'éloignes, je te choisis encore. Parleras-tu mieux demain, vas-tu enfin grandir ? Je l'espère tant pour toi, mais là n'est plus l'essentiel : sois toi-même, non pas l'enfant suprême que je portais dans mes rêves quand je jouais au héros. Sois toi-même et réapprends-moi les choses oubliées, toi le surdoué des bonheurs simples : ton rire, ta confiance, ta tendresse abandonnée, la saveur de l'instant, la magie du jeu… Dénoue mon vieux cœur corseté, déjoue mon cortex buté et pour qu'enfin je me ressource à ton manque de sapience, à ton tour, petit Khmer, s'il te plaît, adopte-moi ! »



« Un enfant normal n'a pas une vie très drôle. Dès le début, ça commence mal.

La première fois qu'il ouvre les yeux, il voit, penché au-dessus de son berceau, deux visages qui le regardent, catastrophés. Le père et la mère. Ils sont en train de penser : « C'est nous qui avons fait ça ? » Ils n'ont pas l'air très fier.

Quelquefois, ils s'engueulent, en rejetant la responsabilité d'un sur l'autre. Ils vont dénicher, perché dans les arbres généalogiques, une arrière-grand-père ou un vieil oncle alcoolique.

Parfois, ils se quittent.

(…)

Quand on a des enfants handicapés, il faut supporter, en plus, d'entendre dire pas mal de bêtises.

Il y a ceux qui pensent qu'on ne l'a pas volé. Quelqu'un qui me voudrait du bien m'a raconté l'histoire d'un jeune séminariste. Il allait être ordonné prêtre, quand il a rencontré une fille dont il est tombé éperdument amoureux. Il a quitté le séminaire et s'est marié. Ils ont eu un enfant, il était handicapé. Bien fait pour eux.

Il y a ceux qui disent que si on a des enfants handicapés, ce n'est pas par hasard. « C'est à cause de ton père… »

Cette nuit, au cours d'un rêve, j'ai rencontré mon père dans un bistrot. Je lui ai présenté mes deux enfants, il ne les a jamais connus, il est mort avant leur naissance.

« Eh, papa, regarde.
- Qui c'est ?
- Ce sont tes petits-enfants, comment tu les trouves ?
- Pas terribles.
- C'est à cause de toi.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- A cause du Byrrh. Tu sais bien, quand les parents boivent… »

Il ma tourné le dos et il a commandé un autre Byrrh.

(…)

Quand on a eu toute sa vie des enfants qui jouent avec des cubes et qui ont un nounours, on reste toujours jeune. On ne sait plus très bien où on en est.

Je ne sais plus très bien qui je suis, je ne sais plus très bien où j'en suis, je ne sais plus mon âge. Je crois toujours avoir trente ans et je me moque de tout. J'ai l'impression d'être embarqué dans une grande farce, je ne suis pas sérieux, je ne prends rien au sérieux. Je continue de dire des bêtises et à en écrire. Ma route se termine en impasse, ma vie finit en cul-de-sac. »


Jean-Louis Fournier, Où on va, papa ? Stock, 2008.


J'ai lu ce livre d'affilée. Je l'ai dévoré. Forcément ! Entre rires et larmes. Pauvre Jean-Louis ! Mais j'ai sur lui d'énormes avantages. On peut même dire que j'ai gagné le tiercé dans l'ordre : je n'en ai qu'un (d'enfant cassé), sa mère et moi avons choisi Romain et, à côté de Thomas et de Matthieu, lui, c'est un génie !