86. Poème pour elle


La mort fait son tumulte en moi
Ce n'est pas moi qui meurt
Mon grand-père meurt
et le visage éploré de ma mère
Je serre cette femme
vieillissante et endolorie
qui fut un jour le ventre où j'ai vécu


86. Dans le couloir de l'hôpital : ma mère – de l'autre côté de la porte, son père se meurt ; elle supporte mal l'effacement de l'homme qui fut sa vie et qu'elle aima, j'ai toujours trouvé, d'un amour surdimensionné, pas vraiment filial. Quand elle fut enceinte de moi, comme elle n'était pas mariée, et il n'y avait pas d'hommes autour, il n'y avait rien, et elle allait devoir m'élever seule, elle allait être ce truc encore dégradant pour l'époque : fille-mère, son père refusa de la voir. Il a dit non, il a dit respecte d'abord les règles toi mariée et lui (moi) reconnu et alors nous verrons. À cause de son amour outre mesure, elle a cherché un homme, n'importe lequel sur le marché du mariage, forcément plutôt déjà vieux, dévalorisé, seul, n'ayant aucun intérêt à refuser l'offre peu gratifiante mais peut-être la dernière. À cause de son obéissance amoureuse, elle s'est étranglée dans un filet pas fait pour elle, sa vie est devenue quasi ratée. Dans le couloir de l'hôpital, dans l'odeur de la maladie, dans l'agonie de son père, dans sa tristesse en larmes, je la serrais contre moi, pensant qu'elle ne devrait pas pleurer ainsi quelqu'un qui l'avait sacrifiée à la rigueur des règles. Elle très petite maintenant vieille entre mes bras qui n'avait pas su résister au charme déployé, à tout le travail de sourires, d'un soldat américain dans un square d'Orléans.

Stéphane Bouquet, Dans l'année de cet âge, Champ Vallon, 2001.