HUMEURS ET MAUVAISE HUMEUR
Par Michel Bellin le mardi 31 mars 2009, 08:20 - Lien permanent
On sait que les Propos d'un Normand du philosophe Alain ont paru chaque jour sous ce titre dans la Dépêche de Rouen, du 16 février 1906 au 1er septembre 1914. La série entière comprend 3098 propos qui semblaient voués à l'oubli. Mais quelques lecteurs fervents s'entendirent pour conserver, parmi ces courts textes quotidiens, ceux qu'ils avaient le plus admirés.
Au sujet de ces Propos vivifiants, parfois drôles, Jean Jaurès écrivait le 15 mars 1914 : « Ce sont des notes rapides sur les sujets les plus variés et j'y trouvai un sens si tranquille et si pénétrant de la réalité, une telle force d'observation et d'analyse, une attention si exacte de n'être jamais dupe des apparences et des fictions, et en même temps un style si pur, si souple, si pénétrant que j'éprouvai un enchantement d'esprit. » Il ajoutait : « Les Propos me paraissent, à bien des égards, un des chefs-d'œuvre de la prose française. »
Au sujet de ces Propos vivifiants, parfois drôles, Jean Jaurès écrivait le 15 mars 1914 : « Ce sont des notes rapides sur les sujets les plus variés et j'y trouvai un sens si tranquille et si pénétrant de la réalité, une telle force d'observation et d'analyse, une attention si exacte de n'être jamais dupe des apparences et des fictions, et en même temps un style si pur, si souple, si pénétrant que j'éprouvai un enchantement d'esprit. » Il ajoutait : « Les Propos me paraissent, à bien des égards, un des chefs-d'œuvre de la prose française. »
XCVI
Par ces temps de giboulées, l'humeur des hommes, et celle des femmes aussi, change comme le ciel. Un ami, fort instruit et assez raisonnable, me disait hier : « Je ne suis pas content de moi. Dès que je ne suis plus occupé à mes affaires ou au bridge, je tourne dans ma tête mille petits motifs qui me font passer de joie à tristesse et de tristesse à joie, par mille nuances, plus vite que ne change la gorge des pigeons. Ces motifs, comme une lettre à écrire, ou un tramway manqué, ou un pardessus trop lourd, prennent une importance extraordinaire, comme pourraient faire des malheurs réels. En vain je raisonne et je me prouve que tout cela doit m'être indifférent ; mes raisons ne sonnent pas plus en moi que des tambours mouillés. Et, en un mot, je me sens neurasthénique un peu. »
Laissez, lui dis-je, les grands mots et essayez de comprendre les choses. Votre état est celui de tout le monde ; seulement, vous avez le malheur d'être intelligent, de trop penser à vous, et de vouloir comprendre pourquoi vous êtes tantôt joyeux, tantôt triste. Et vous vous irritez contre vous-même, parce que votre joie et votre tristesse s'expliquent mal par les motifs que vous connaissez.
« En réalité les motifs qu'on a d'être heureux ou malheureux sont sans poids ; tout dépend de notre corps et de ses fonctions, et l'organisme le plus robuste passe chaque jour de la tension à la dépression, et de la dépression à la tension, et bien des fois, selon les repas, les marches, les efforts d'attention, la lecture et le temps qu'il fait. Votre humeur monte et descend là-dessus comme le bateau sur les vagues. Ce ne sont pour l'ordinaire que des nuances dans le gris. Tant que l'on est occupé, on n'y pense point ; mais dès qu'on a le temps d'y penser, et que l'on y pense avec application, les petites raisons viennent en foule, et vous croyez qu'elles sont cause, alors qu'elles sont effets. Un esprit subtil trouve toujours assez de raisons d'être triste, s'il est triste ; assez de raisons d'être gai, s'il est gai ; la même raison souvent sert à deux fins.
Pascal, qui souffrait dans son corps, était effrayé par la multitude des étoiles ; et le frisson auguste qu'il éprouvait en les regardant venait sans doute de ce qu'il prenait froid à sa fenêtre, sans s'en apercevoir. Un autre poète, s'il est bien portant, parlera aux étoiles comme à des amies. Et tous deux diront de fort belles choses sur le ciel étoilé, de fort bien belles choses… à côté de la question ! »
22 février 1908.
Alain, Propos d'un normand, 1906-1914, II, Gallimard, 1955.