XCVI

Par ces temps de giboulées, l'humeur des hommes, et celle des femmes aussi, change comme le ciel. Un ami, fort instruit et assez raisonnable, me disait hier : « Je ne suis pas content de moi. Dès que je ne suis plus occupé à mes affaires ou au bridge, je tourne dans ma tête mille petits motifs qui me font passer de joie à tristesse et de tristesse à joie, par mille nuances, plus vite que ne change la gorge des pigeons. Ces motifs, comme une lettre à écrire, ou un tramway manqué, ou un pardessus trop lourd, prennent une importance extraordinaire, comme pourraient faire des malheurs réels. En vain je raisonne et je me prouve que tout cela doit m'être indifférent ; mes raisons ne sonnent pas plus en moi que des tambours mouillés. Et, en un mot, je me sens neurasthénique un peu. »

Laissez, lui dis-je, les grands mots et essayez de comprendre les choses. Votre état est celui de tout le monde ; seulement, vous avez le malheur d'être intelligent, de trop penser à vous, et de vouloir comprendre pourquoi vous êtes tantôt joyeux, tantôt triste. Et vous vous irritez contre vous-même, parce que votre joie et votre tristesse s'expliquent mal par les motifs que vous connaissez.

« En réalité les motifs qu'on a d'être heureux ou malheureux sont sans poids ; tout dépend de notre corps et de ses fonctions, et l'organisme le plus robuste passe chaque jour de la tension à la dépression, et de la dépression à la tension, et bien des fois, selon les repas, les marches, les efforts d'attention, la lecture et le temps qu'il fait. Votre humeur monte et descend là-dessus comme le bateau sur les vagues. Ce ne sont pour l'ordinaire que des nuances dans le gris. Tant que l'on est occupé, on n'y pense point ; mais dès qu'on a le temps d'y penser, et que l'on y pense avec application, les petites raisons viennent en foule, et vous croyez qu'elles sont cause, alors qu'elles sont effets. Un esprit subtil trouve toujours assez de raisons d'être triste, s'il est triste ; assez de raisons d'être gai, s'il est gai ; la même raison souvent sert à deux fins.

Pascal, qui souffrait dans son corps, était effrayé par la multitude des étoiles ; et le frisson auguste qu'il éprouvait en les regardant venait sans doute de ce qu'il prenait froid à sa fenêtre, sans s'en apercevoir. Un autre poète, s'il est bien portant, parlera aux étoiles comme à des amies. Et tous deux diront de fort belles choses sur le ciel étoilé, de fort bien belles choses… à côté de la question ! »

22 février 1908.


Alain, Propos d'un normand, 1906-1914, II, Gallimard, 1955.