En ce temps-là (dans les années soixante), boule rase et blouse grise, j'étais un élève modèle dans mon petit séminaire austère. On faisait ses Humanités, comme on disait à l'époque. Le grec et le latin étaient à l'honneur, Bordas était notre Bible, un certain Calvet aussi, en moins rutilant. J'étais 1er de classe à peu près en tout (sauf en gymnastique, et dans les autres matières Gabriel et François étaient de redoutables concurrents !). Année après année, je collectionnais les billets d'honneur qui étaient roses et les livres de Prix fin juin (ils étaient ennuyeux car c'était souvent des vies de Saints). J'adorais déjà les mots, les strophes bien rythmées, les alexandrins fiers et musclés, les métaphores et les harmonies imitatives – « La foudre au Capitolin tombe ! » – et j'étais tout à mon affaire lorsqu'il s'agissait d'apprendre par cœur puis de réciter, bien droit à côté du banc, en mettant de l'expression. Comme j'étais ému et intimidé ! Pourquoi ces lambeaux de poésies ont-ils résisté à l'usure du temps… à tous les sédiments qui se sont accumulés sur ces années studieuses et en définitive heureuse ? Je ne saurais le dire.

J'ai donc décidé un jour de ratisser ma mémoire, de partir à la recherche de ces mots enchantés et de reconstituer, l'un après l'autre, le puzzle de mes poésies d'enfance, les plus belles, les plus impérissables. Surprise, surprise… Avec un moteur de recherche, ce devrait être facile, non ? Par exemple, si ce matin je tape
« les verts paradis des amours enfantines » (ce sont ces 6 mots qui, cette nuit, au cours d'une brève insomnie, se sont imposés à moi !!!) que va-t-il se passer ? La méga mémoire d'Internet va-t-elle reconstituer sur-le-champ le poème de… de qui au juste ? Franchement, je donne ma langue au chat, je n'en sais fichtre rien. Je parierais que c'est du Hugo tout craché. Et toi, ami(e) internaute, qu'en dis-tu ? Peut-être après tout est-ce que je confonds avec Léopoldine… A cause de la rime ? Ou du paradis à jamais perdu lorsque la jouvencelle se noya…

Allez, c'est parti, ma campagne de fouilles lexicales est ouverte.

« À moi, Google, deux mots! » - Parle ! – Ôte-moi d'un doute…



LXII

Moesta et errabunda


Dis-moi, ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l'immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe ?

La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !

Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
— Est-il vrai que parfois le triste cœur d'Agathe
Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ?

Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé,
Où dans la volupté pure le cœur se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !

Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
— Mais le vert paradis des amours enfantines,

L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?


Baudelaire, les fleurs du mal, Les Editions G. Grès et Cie, MCMXXV