Il n'empêche, tout comme Le secret de Brokeback Mountain, le film de Gus Van Sant n'est pas pour nous autres n'importe quel film. Il faut en être (comme disent benoîtement les hétéronormés) pour éprouver à sa vision un choc si rude, une commotion à la fois douloureuse et exaltante. Sur l'écran, ni pathos ni clichés arc-en-ciel, mais une leçon d'histoire affutée comme un scalpel, une anamnèse radicale se transformant peu à peu en une célébration, en un acte de foi personnel et communautaire : les mêmes droits pour toutes et tous. Plus jamais de “Proposition 6” contre quelque minorité que ce soit. À San Francisco et partout ailleurs. En 1978 et en 2009.

À la vision de ce film, parce que tout ici est qualitatif - l'histoire (vraie), la mise en scène électrisante, l'interprétation sidérante (Sean Penn et tous ses potes)… - le spectateur plus intimement concerné que la majorité en ressort bouleversé (légitimité gay davantage que fierté), à la fois sonné et remis sur pied. Il découvre ou redécouvre tout ce qu'il doit à ses aînés et il a désormais cet espoir chevillé à l'âme, surtout pour les nouvelles générations : qu'une humanité autre prenne enfin forme malgré les intimidations, les tabassages et toutes les fatwas du Vatican ou d'Arabie.

J'avais choisi cette séance de la mi-journée pour faire une pause au cours d'une lecture trop ardue pour moi. Ayant en effet repris le livre scientifique de J.-D. Vincent (après avoir visité l'exposition “ Our body à corps ouvert ”), je voulais vérifier noir sur blanc que la matière est déterminante, la sexualité décisive mais fantasque… et la morale hors jeu. Dans “ La biologie des passions ” (Odile Jacob, 1986), plus précisément dans son chapitre consacré à “ Corydon et les hormones ”, notre savant écrit en exergue : « La condition de biologiste nous invite à rechercher les causes de l'homosexualité dans quelques sécrétions hormonales qui seront qualifiées d'anormales et de l'illustrer d'exemples animaux tendant à montrer la commune bestialité des choses sexuelles. Mais, oubliant notre condition, nous pourrions au contraire proclamer que l'homosexualité n'appartient qu'à l'homme, qu'elle est le produit de son inconscient et la fleur « vénéneuse » de sa culture. Dans l'un des cas, il s'agira de soigner cette « anomalie » ; et dans l'autre, de reconnaître à travers ses errements la toute-puissance de l'esprit – deux attitudes qui nous paraissent tout autant condamnables.»

Après avoir étudié le règne animal qui regorge de comportements sexuels hétérotypiques (oh ! nature perverse ! depuis les lionnes lascives jusqu'aux indolentes vaches, tribades du dernier Salon de l'Agriculture !), après avoir soigneusement distingué une orientation sexuelle atypique (le choix d'un partenaire du même sexe) d'un trouble de la différenciation sexuelle, après avoir rappelé la pertinence de la notion d'identité de genre, après avoir répété qu'il est totalement illusoire de rechercher dans les gonades de fœtus ou dans ses glandes surrénales la source exclusive d'une homosexualité qui serait à soigner, si possible à guérir voire à éradiquer… l'éminent expert conclut qu'il ne peut parler de l'homosexualité que comme d'une planète inconnue (sic) et que « les variétés d'homosexualité semblent aussi nombreuses que les étoiles de la Voie lactée » ! Sans doute aussi impénétrables que les voies du Seigneur.

J'aime cette humilité du savant et son empirisme conciliant. Il y a sur notre petite planète des homos, des lesbiennes, des hétéros, des bi, des trans. Des Noires, des Jaunes, des Blancs. Des droitières, des gauchers, des rouquines, des albinos… Où est le problème ? C'est bien ? C'est mal ? « C'est ». En tant que “ pratiquant” fervent mais retardataire pour avoir vécu 19 années avec la mère de mes enfants puis 10 ans avec « l'homme du reste de ma vie », je peux simplement dire ceci – qui ne prouve rien : primo, j'ai expérimenté qu'il y avait autant sinon plus d'altérité avec un partenaire du même sexe dès lors que l'amour ne se joue pas dans les génitoires mais dans la rencontre et la tendresse de deux êtres humains. Secundo, j'ai ainsi découvert, sinon le bonheur, du moins le bien-être car, disait Dolto, la maturité passe par l'estime de l'identité sexuée et en la matière mieux vaut tard que jamais. Tertio, j'ai pu faire moi-même ce constat - qui fut celui du “Maire de Castro Street ” : bon nombre de censeurs et de persécuteurs sont souvent les victimes de leur homophobie intériorisée. Sous le poids d'un surmoi dévastateur, ces Pur(e)s en viennent à martyriser les plus faibles des hommes pour défendre l'Honneur de Dieu !

Voilà tout ce qui m'a accompagné durant la vision de ce grand film politique précédé et suivi par ma lecture : un mélange de mots scientifiques, d'expérience personnelle, d'images mobilisatrices. Et je me disais en sortant tandis que la foule s'écoulait silencieuse : je suis normal, je suis banal ; pourtant un peu “autre ”, en tout cas plus “ nous ” que jamais et il me reste simplement à continuer d'être heureux et de rendre heureux… tel quel et à visage découvert !

…laissez cette balle briser aussi toutes les portes de placard » (parole d'Harvey, dans un message enregistré quelques semaines avant son assassinat).