LETTRE 28ème

Ma grande amie.

Tu sais que l'année 1989 fut une année faste pour les comédiens français : on fêtait en grande pompe la Révolution Française. À Paris, je créai une belle pièce de Roger Desfossez (Les Mystères de la Révolution) et en Russie une pièce de Nadine Audoubert « Allons, enfants de la comédie » que j'avais mise en scène. Cette dernière création eut lieu non pas à Saint-Pétersbourg – où Madame Allan fit connaître notre Alfred de Musset aux grands ducs – mais en pleine Sibérie sur les traces de Michel Strogoff. Pas banal, non ?

C'était au début de la perestroïka et nous étions la première troupe française à venir se produire dans les villes d'Irkoutsk et de Krasnoïarsk jusque là hermétiquement interdites aux étrangers durant toute la guerre froide. Aussi, après une courte visite de Moscou et un pénible voyage (ah ! l'Aéroflot !), nous fûmes reçus dans ce pays yakout avec un grand enthousiasme slave.C'était l'automne, il ne faisait pas encore froid et je pus admirer à mon aise les quelques isbas de bois coloré ayant échappé aux bulldozers soviétiques. Je logeais dans un hôtel Intourist. Une nuit où j'économisais les dernières gouttes d'eau chaude pour faire ma toilette avant de me coucher, j'entendis un chahut infernal venu de la chambre mitoyenne. Des vociférations, des éclats de rire tonitruants, des chants avec ces timbres profonds que seules les voix russes peuvent émettre. Il n'empêche, impossible de fermer l'œil. Au bout d'un moment, n'y tenant plus, je me lève hors de moi, j'enfile ma robe de chambre en velours et je m'en vais frapper à la porte de la chambre voisine. On ouvre et… Imagine, chérie, cette stupéfiante apparition : me voilà nez à nez avec un gros ogre barbu, affublé d'une sorte de camisole noire, qui me regarde, ahuri, me détaillant des pieds à la tête et qui, brusquement, éclate d'un énorme rire, m'attire sans ménagement à lui, m'écrase à m'étouffer sur sa poitrine rebondie en vociférant : « Kristos… Kristos… » et d'autres psalmodies dont je ne compris pas un traître mot. Puis, d'un geste de tragédien antique, il s'incline et m'invite à entrer dans la chambre. Horreur ! Ça empeste la vodka et le chou rance. Sur le drap maculé du lit s'entassent pêle-mêle les reliefs d'une orgie (bouteilles vides, assiettes grasses, déchets en tous genres). Assis à côté, verre à la main, deux autres moujiks tout aussi engageants que mon portier. Ils se lèvent péniblement pour me saluer puis m'offrent un verre de vodka, un autre… et il me fallut, comme toujours dans ce pays, porter deux ou trois toasts. A chaque fois, le même leitmotiv enthousiaste « Kristos… Kristos… etc. » Je me demandais, inquiet, ce que cette incantation pouvait bien signifier. Certes, j'avais deviné qu'il y avait probablement du Christ là-dessous, mais la suite ?

Les deux compères s'affalent sur les deux seuls sièges de la pièce tandis que l'ogre s'effondre sur le sol. A vrai dire, la scène commençait à m'amuser, me rappelant Gogol ou Dostoïevski. Je m'apprêtais pourtant à m'en aller lorsque mon ogre, s'apercevant que j'étais resté debout, se soulève, m'attire à lui sans douceur et m'assied d'autorité sur ses genoux ! Puis, après avoir palpé l'étoffe, il commence à dénouer ma robe de chambre et à me caresser les seins (je pus ainsi observer qu'il avait les mains plus soignées que le reste de sa volumineuse personne.). Le bas de mon dos fait ensuite l'objet de ses attentions de plus en plus précises… C'est alors qu'un autre soiffard se lève à son tour, s'approche de nous et, tout en s'esclaffant, soulève son espèce de gandoura sale pour m'exhiber… le bec de son samovar ! Non merci, j'avais compris. Toujours prudent et avisé, selon mon habitude, je me lève tout doucement, approche la main, feignant de toucher la chose puis… détale sans demander mon reste. Heureusement, la porte n'avait pas été fermée à clé. En revanche, sitôt parvenu dans ma chambre, je me barricadai à double tour redoutant un triple assaut. Rien ne se passa… excepté le charivari qui reprit de plus belle, ponctué de Kristos, de rires gras et de basses profondes. Impossible à nouveau de m'endormir. De plus en plus exaspéré, je sortis à pas feutrés pour aller me plaindre au cerbère de service sur le palier. A cette époque, une surveillante était en faction à chaque palier d'hôtel, assise sur une chaise, somnolant à côté de sa bouilloire en cuivre. (Je devais plus tard retrouver le même personnage dans les wagons du Transsibérien lorsque j'eus la chance de pouvoir admirer l'inoubliable lac Baïkal.). La gardienne de mon hôtel, avec ses traits épais et ses yeux bridés, était aussi gracieuse qu'un cavalier de Gengis Khan. Elle me fit comprendre en marmonnant qu'elle était impuissante à me satisfaire. Je n'insistai pas… Je retournai dans ma chambre et je savourai ainsi les nuits blanches d'Irkoutsk à défaut de celles de Saint-Pétersbourg.

Le lendemain, anéanti, furieux, j'allai me plaindre à Yvan, le professeur de français qui avait organisé la tournée. Je lui racontai ma mésaventure, en passant comme il se doit sur les détails scabreux !- Attends-moi là ! Je vais tout de suite téléphoner à l'hôtel.

Il revint quelques minutes plus tard, le sourire aux lèvres.

- Ne t'en fais pas, tu ne seras plus dérangé. C'était exceptionnel, en fait. Il s'agit de trois popes qui ont loué cette chambre secrètement pour fêter à la russe l'église que la municipalité vient de leur restituer ainsi que leur foi retrouvée. Et la fameuse phrase qu'ils répétaient et que tu n'as pas comprise est le célèbre hymne de Pâques : « Christ est ressuscité ! Il est vraiment ressuscité !»

Voilà, chérie : j'ai failli être violé par trois popes lubriques au fin fond de la Sibérie et au nom du Christ ressuscité ! Que veux-tu, à chacun son chemin de Damas…


Post scriptum : je mets en ligne cet extrait en hommage au talent et à l'amitié de celui qui fête aujourd'hui son quatre-vingtième printemps.
Joyeux anniversaire, cher Denis, et ad multos annons !