Par défaut de mémoire ou par habitude de la partition, Barthes ne sait pas les morceaux par cœur, il a besoin de lire quand il joue. Parmi les nombreuses catégories d'amateurs, une distinction peut s'établir entre les tactiles et les lecteurs, qui pourrait recouper une répartition entre les intuitifs et les intellectuels. Les premiers touchent le clavier d'instinct et mobilisent la mémoire des morceaux conjuguée à une spontanéité du jeu. Les deuxièmes lisent, comme Barthes dont on devine les partitions comme il goûte « le plaisir du texte ».

Toute l'analogie des lectures est trompeuse car lire des notes n'engage pas les mêmes facultés que lire des mots. Le déchiffrage s'effectue par la vue mais aussi et surtout par les mains, une évidence qui a de fortes conséquences sur l'empathie d'un « déchiffreur » tel que Barthes. Sans forcer la distinction outre mesure, on observe que le déchiffrage implique une incarnation plus intense que l'imagination suscitée par la lecture d'un roman. Pour Barthes, le plaisir du jeu au piano se fonde sur l'articulation d'une partition et d'un corps. Il ne saurait simplement « lire » une partition, comme en solfège, sans se mettre au piano, sans l'appel à « vivre » la musique. Pour cette raison, Barthes goûtait peu les enregistrements. On peut s'étonner qu'un tel mélomane, ayant composé des programmes pour France Musique, n'écoute pas de disques. Cependant la relation qu'il entretient avec la musique est empathique : il laisse pénétrer son corps des univers sonores qu'il aime, en même temps qu'il impose son tempo, ses affects, ses maladresses.

(…) Cette pensée du toucher pianistique permet de comprendre comment l'audition passe par la musculature et l'articulation des doigts. Elle découvre aussi des effets de chiasme tels que les ont décrits Sartre et Merleau-Ponty : en touchant le clavier l'interprète est touché à son tour, certes sans recevoir l'intention d'un autre corps mais en déclenchant une sonorité qui l'envahit. Le pianiste est à la fois touchant et touché selon une confusion subtile entre le toucher tactile et le toucher émotif qui autorise à dire doublement qu'on est « touché » par le piano. Barthes suggère, il n'appuie pas. Toutefois il va loin dans la recherche de cette corporéité singulière, notamment lorsqu'il pose la question du plaisir. Le jeu du piano exige à la fois la maîtrise et la soumission : il faut maîtriser l'instrument, posséder le clavier en lui imprimant un doigté, mais pour en tirer du plaisir il faut à la fois se soumettre à sa mécanique et à l'apprentissage du morceau. Le désir de jouissance se trouve martelé selon une combinaison de contraintes et d'impulsions. Barthes en dégage le motif et la figure : le coup. Ce mot désigne à la fois le battement rythmique et le choc produit. Sartre était sensible à la mélodie, Nietzsche au timbre, Barthes l'est surtout au rythme.


François Noudelmann, Le toucher des philosophes, Gallimard, 2008.