« Peut-on mettre Tissot dans les médecins de l'amour ? Je dis oui, car pour qu'il y ait des dieux, il faut qu'il existe des diables, et Tissot est assurément l'un d'entre eux.

L'histoire a retenu son nom pour la masturbation dont il s'est reconnu coupable… de répression. Son œuvre médicale est autrement plus importante, avec le Traité des œuvres biliaires publié en 1755, son Traité de l'épilepsie et surtout son Avis au peuple sur la santé qui fut traduit en treize langues et lui valut une réputation mondiale. On venait le voir de l'Europe entière, le roi de Pologne et l'électeur de Hanovre le voulurent pour médecin, tout comme Voltaire qui se disait « son malade » ou Rousseau qui clamait à qui voulait l'entendre combien dans sa dernière maladie il voudrait un tel homme à son chevet, « afin que quand il n'y aurait plus rien à faire au corps, il fut encore le médecin de l'âme » (Lettre à Tissot, 1er avril 1765).

Le complot médico-religieux contre la masturbation qui prend naissance à Lausanne en 1756 et embrase l'Europe tout entière pendant près de deux siècles, semble avoir été favorisé par l'amitié et la proximité géographique de quelques hommes d'influence, savants hollandais, médecins et philosophes en Suisse, dans une valse à deux temps surprenante de simplicité. C'est en 1604, que Zacharias Jansen invente le microscope, à Delft, petite ville proche de Rotterdam. De Defdt à Amsterdam et à Utrecht se développe au cours du XVIIe siècle un savoir-faire d'opticiens fabriquant les microscopes et d'observateurs, anatomistes et physiologistes, premiers utilisateurs de ces machines extraordinaires. Reignier de Graaf découvre ainsi le follicule ovarien en 1670 et Leeuwenhoek observe pour la première fois un spermatozoïde, sept ans plus tard, à seulement quelques lieues de son illustre confrère. La bataille des ovistes, partisans de l'ovule et donc de la femme comme principe de la fécondation, et des spermatistes, tenants du sperme et de la suprématie masculine pour la genèse de l'enfant, ne fut qu'une bataille de clocher, due à la proximité des Ecoles et à leur rivalité qui entretenait, à bon escient, la compétition du savoir et de la découverte.

Le deuxième temps de cette histoire de sexe n'est pas si différent dans le jeu des protagonistes ni dans le rôle que joua la proximité des hommes et des idées : un médecin, Tissot, à Lausanne, voisin et ami d'un célèbre pasteur, intègre et sectaire, Dutoît-Membrini, et deux philosophes, Voltaire à Ferney et Rousseau à Genève, à quelques lieues à peine de Lausanne.

La nouvelle de l'invention du spermatozoïde et des interrogations perplexes des naturalistes s'alarmant du danger d'une « fin du monde » parvint bientôt aux oreilles de Tissot. Il en conçut un avertissement aux bien-pensants de l'époque, son célèbre Essai sur les maladies produites par la masturbation qui paraît en 1760, conjointement avec le livre du pasteur Membrini au nom si bien choisi – petit membre ! – l'Onanisme ou discours philosophique et morale sur la luxure artificielle. Ces deux ouvrages auraient cependant pu rester confidentiels sans la caisse d'amplification que lui ont accordée la notoriété de Tissot et son amitié avec les deux philosophes. Voltaire passait ses hivers à Lausanne, c'est ainsi qu'il connut le célèbre médecin dont il admira le livre scélérat. Il lui offrit la meilleure des publicités, une critique littéraire que désireraient tous les écrivains et que mettraient aujourd'hui en avant tous les éditeurs : « Cet ouvrage est un service rendu au genre humain. Ma lettre serait plus longue si je pouvais m'abandonner à tous les sentiments d'estime que vous m'inspirez… Votre malade, Voltaire. »Jean-Jacques Rousseau, esprit lumineux mais hypocrite devant l'Eternel, n'hésita pas, après avoir avoué son exhibitionnisme et ses masturbations dans les Confessions, à soutenir Tissot dans sa criminelle croisade contre les pulsions. « Bien fâché de n'avoir pas connu plus tôt le Traité de la Masturbation… je sais que nous sommes faits, vous et moi, pour nous entendre et nous aimer. Tous ceux qui pensent comme nous sont amis et frères… Je suis à vos pieds, Monsieur. » (Lettre à Tissot, juillet 1762).

De telles recommandations ne pouvaient que faire de ce livre un grand succès, premier best-seller du sexe puisqu'il se vendit sans interruption du XVIIIe siècle jusqu'au début du XXe siècle et devint un ouvrage de référence pour les bien-pensants.

Médecin de l'amour, non ! Médecin de la mort, assurément, puisqu'il engendra pléthore de persécuteurs qui débusquèrent pendant des décennies, les pulsions naissantes dans la fleur de l'âge, pour traquer le désir, étouffer le plaisir et tuer l'amour. Cette chasse aux sorcières est aujourd'hui terminée par un Eloge de la masturbation qui s'est tout de même avéré nécessaire.

« Je me suis proposé d'écrire sur les maladies produites par la masturbation, et non pas du crime de la masturbation : n'est-ce pas d'ailleurs assez en prouver le crime que de démontrer qu'elle est un acte de suicide. Quand on connaît les hommes, on se persuade aisément qu'il est plus aisé de les détourner du vice par la crainte d'un mal présent que par des raisonnements fondés sur des principes dont on n'a pas assez pris le soin de leur inculquer toute la vérité…

J'ai vu un jeune homme atteint d'épuisement dorsal. Il était d'une fort jolie figure et, malgré le fait qu'on l'ait souvent averti de ne pas se livrer au plaisir, il s'y livra néanmoins et devint difforme avant sa mort… Le cerveau même, dans ce cas, paraissait s'être consumé. En effet, les malades deviennent stupides et si raides que je n'ai jamais vu une si grande immobilité du corps. Les yeux mêmes sont si hébétés qu'ils n'ont plus la capacité de voir…

Il n'y a pas longtemps qu'une fille âgée de dix-huit ans, qui avait joui d'une très bonne santé, tomba dans une faiblesse étonnante. Ses forces diminuaient journellement, elle était tout le jour accablée par l'assoupissement et la nuit par l'insomnie, elle n'avait plus d'appétit et une enflure s'était répandue par tout le corps. Elle consulta un habile chirurgien qui, après s'être assuré qu'elle n'avait pas de dérangement dans les règles, soupçonna la masturbation. L'effet que produisit sa première question lui confirma la justesse de son soupçon et l'aveu de la malade le changea en certitude.

La peinture du danger, quand on s'est livré au mal, est peut-être le plus puissant motif de correction, c'est un tableau effrayant propre à faire reculer d'horreur. En voici les principaux trais : un dépérissement général de la machine ; l'affaiblissement de tous les sens corporels et de toutes les facultés de l'âme ; la perte de l'imagination et de la mémoire ; l'imbécillité, le mépris, la honte ; toutes les fonctions troublées, suspendues, douloureuses ; des maladies longues, bizarres, dégoûtantes ; des douleurs aiguës et toujours renaissantes ; tous les maux de la vieillesse dans l'âge de la force… le dégoût pour tous les plaisirs honnêtes, l'ennui, l'aversion des autres et de soi ; l'horreur de la vie, la crainte de devenir suicide d'un moment à l'autre ; l'angoisse pire que les douleurs ; les remords pires que l'angoisse… voilà l'esquisse du sort réservé à ceux qui se conduiront comme s'ils ne le craignaient pas."


Ainsi, le discours moralisateur de Tissot dresse ses pseudo-observations cliniques comme un épouvantail devant les yeux effrayés de la conscience populaire. Il dit très clairement que seule la crainte de la maladie et de la mort peut détourner ces hommes jeunes du « vice solitaire » qui est entaché de tous les maux. »


Philippe Brenot, Les médecins de l'amour, Zulma, 1998.