Tiens, je pleure pour de bon. Au fait, le pape pleure-t-il ? Sa Sainteté peut-elle condescendre à être une fois humaine ? L'humble don des larmes va-t-il enfin refleurir sous le sépulcre du Dogme ? Comme au temps du jeune rabbi palestinien, lui qui redonnait la vue aux aveugles, la marche aux boiteux et la vie aux morts. C'est à ces faits et gestes qu'on le reconnaissait. Et l'on disait : « Il pleure son ami Lazare terrassé par la fièvre. Voyez comme il l'aimait ! »

Peut-être, dans sa chapelle privée, sur son prie-Dieu bordé d'hermine, le pape se lamente-t-il sur le péché du monde. Jusqu'à s'apitoyer avec une paternelle sollicitude sur le sort des millions d'Africains sidéens ou des petites Carmen brésiliennes. Seigneur, dans quel monde vivons-nous ? La malheureuse ! Dire qu'autrefois, au bon vieux temps des héroïnes catholiques, il y avait des Maria Goretti pour préférer le sacrifice de leur jeune vie à la profanation de leur corps outragé ! (Car le corps est le Temple de Dieu.) Ces vierges-ci, on les canonisait dans la pompe romaine. Mais les gamines d'aujourd'hui qui préfèrent la facilité de l'avortement à la gloire du martyre, que faire sinon les désavouer et les excommunier ?

Car il y va de la Vérité. Il y va de la défense de la Vie. Il en va aussi d'une logique, d'une mystique, que disons-Nous, d'une mystique, d'une anthropologie aussi vieille et naturelle que le vieux monde puisqu'elle commence avec Platon. Seules les idées éthérées. Seul l'amour pur. Le corps ? Le sexe ? Le coït ? Pouah ! Anima sola. En comparaison, quelle obscénité que le condom ! Quel objet trivial ! Quel combat d'arrière-garde ! Quelle instrumentalisation obscène de l'Amour éternel ! Agapè plutôt qu'Eros. Exigence plutôt que licence. La calotte contre la capote. Car le dieu chrétien ne bande pas. Il aime. Dès lors, l'amour profane ne peut être que profanation. Seule l'âme, mes bien chers frères, seuls les élans spirituels et le sursaut moral pour vaincre ensemble la peste funeste et hâter le retour du Bon Dieu dans nos verts pâturages.

Il est décidément des jours navrants où seule la Littérature sauve de l'imposture. Boycott du pape et retour à la vraie vie. Retour au vrai corps, au corps souffrant. Recours aux mots vivants faits de chair et de sang. Invocation au cher Hervé Guibert, mort du sida à 36 ans. Recueil de ces parcelles de vie que j'ai conservées pieusement comme des reliques : quelques fragments de son Journal (" Le mausolée des amants ", Gallimard, 2001). Plusieurs livres en un seul. Corps omniprésent, peau et sexe compris. Pages suavement morbides. Car la mort faufile le texte. L'amour aussi. Sans doute un autre amour, celui que le pape ne peut pas connaître et qu'il pourfend. Eros et Thanatos. Sexualité grotesque et désespérée. Banale et indispensable baise. Une urgence sans raison, comme je dis souvent. Tant que le corps est vaillant...



Je me trouve finalement, avec l'âge, des traits communs avec ma mère : elle n'aimait pas qu'on la décoiffe, à la plage elle ne se baignait jamais par peur de dévoiler ses varices, mon père la disait casanière, et ses moments de joie, comme suscités par l'ivresse, sonnaient soudain fort dans l'atonalité de son comportement. Avec l'âge aussi resurgit ce que m'a enseigné mon père : la peur timorée, la protection extrême du corps. (Page 33)
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J'eus la curiosité un peu triste, pour la première fois ce matin, après avoir lavé mes cheveux, le dos tourné à la grande glace de la salle de bain, pour voir si mon cuir chevelu était visible par endroits, ayant perdu tant de cheveux ces derniers mois, et en effet je vis une masse plus rare, un peu parsemée, au point d'attache des cheveux, et il m'en vint une tristesse supplémentaire. (J'ai alors l'imagination de bérets, de chapeaux ou de suicide.) (Page 100)
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En regardant les bras d'un homme jeune inconnu découverts par sa chemise courte, je pense : voilà des bras d'homme, alors que moi je n'ai pas l'impression d'avoir, de porter des bras d'homme sous mes épaules et dans le prolongement de mes mains, j'ai l'impression que mes bras ne sont pas ceux d'un homme, mais ceux d'un enfant, qu'ils ne se sont jamais développés, alors que mes bras sans doute doivent être semblables à ceux qui me semblent si différents. (Page 100)
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Je dois dire de ce cancer que je l'attendais, qu'il est dans la logique de l'histoire de ma mère. Depuis dix ans, depuis vingt ans (comment savoir comment cela a commencé exactement) ma mère se fait du mauvais sang, se ronge les sangs, se dévore les lèvres. Le cancer n'est qu'un suicide conventionné (car le malheur valorise l'existence), pris en charge par la sécurité sociale. (Page 162-163)
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Dans la mer, nu, une sensation posthume de mon corps : il était encore vivant, il avait encore une pesanteur, un volume, une mobilité, il pouvait encore brasser l'eau, du sang continuait d'accomplir ses trajets à l'intérieur de ses circuits veineux, et jusqu'à sa cervelle, qui était encore une masse chaude et fourmillante, et soudain je regardais le soleil, voilé, et ce bloc de conscience n'était plus qu'une poudre qui se dissipait dans l'eau, mes mains et mes pieds devenaient la nourriture des méduses. (Page 192-193)
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Croisé ce matin dans la rue, où je marchais vite et où il marchait aussi vite que moi, donc frôlé à toute vitesse, un garçon dont je me dis qu'il est le garçon de mes rêves, c'est-à-dire qu'il me semble déjà le connaître alors que je n'ai jamais dû le voir. D'un tel garçon, sans doute, ce n'est ni le sentiment ni le plaisir que je requerrais, mais quelque chose qui les engloberait, un grand désastre, comme un cataclysme, une consomption, un incendie, un raz-de-marée, un pillage. Ce ne serait pas pour un baiser que je tendrais ma face vers lui mais pour qu'il l'entaille à coups de rasoir (je n'ai eu le temps de discerner de ce garçon que les yeux bleus, les cheveux noirs, un large anneau d'argent à l'oreille.) (Page 210)
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Souffrance dans la nuit, en attendant l'autobus, à voir s'éloigner, sur le trottoir d'en face, une seule silhouette, dont j'aime tant la démarche, le jeu de courbes qui écarte les cuisses, et vers laquelle je ne me sens plus la force de courir, comme un mourant voit derrière la vitre de l'ambulance la vivacité continuelle de la rue : je me retire de mon désir, ou le désir se retire de moi, mais sa figuration continue à me relancer, comme les silhouettes d'un manège fascinant. Plus tard, en voyant, serrés dans une minuscule voiture, quatre jeunes garçons qui se repassent une bouteille de vodka, la même souffrance me taquine, et c'est en pensant à eux, une fois rentré chez moi, que je détends ma verge. (Page 214)
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Je me sentais si éloigné de la sensualité, et d'elle si mort sans retour, que voilà qu'un surplus d'alcool m'y ramène en bloc, crûment, par l'intermédiaire de deux bouches et deux bites auxquelles les miennes se branchent en même temps, et que ce n'est rien, vraiment rien, ni même de la honte t encore moins du plaisir, c'est d'une inimportance révoltante, c'est moins que de manger une fraise, c'est moins que d'apprécier une photographie, ce n'est qu'un phénomène thermique, pas plus que le malaise dû à l'orage ou que la chair de poule due à l'eau froide. Que pourrait faire le plaisir, le pauvre, sans le sentiment, alors que le sentiment arrive à donner du plaisir sans plaisir ? Et voilà que j'ai fait cette découverte et que j'y retournerai quand même ce soir, me brancher à ces bouches et à ces bites, en aveugle, en bête d'abattoir, en bouche et en bite. (Page 225)
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L'inavouable : en 1980, à La Rochelle, fouillant chez mes parents dans les cartons de photos, je tombai sur une série de photos en noir et blanc, prises par mon père sur une plage, qui me montraient, en maillot de bain, tournoyant avec une serviette, perdant l'équilibre, le rattrapant, sur le point de tomber : ces photos étaient choquantes comme celles des Biafrais décharnés qu'on publie pour symboles de la faim dans le monde, prises à distance, comme si mon père m'avait surpris dans l'outrance de ce dévoilement, le mitraillant comme les reporters tout autour du point mortel, ou document d'un médecin nazi, sadisme ou conjuration : c'était un squelette qui voltigeait avec la corolle ou le drapeau d'une serviette de bain, coiffé d'une massive chevelure, curieusement joyeux et courageux dans son être si charnellement démuni. Je déchirai les photos en mille morceaux et repensai plusieurs années de suite que je n'avais pris garde de détruire aussi les négatifs. (Page 320)
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Au restaurant : un vieil homme en compagnie d'un jeune homme. Le vieil homme, distingué, avec des attributs de jeunesse (un jean un peu sophistiqué avec de nombreuses poches-marteau, pieds nus dans des Timberland, une veste-blouson assez sport qui mélange le cuir, le daim et la laine), ce vieil homme dénote une lassitude congestionnée, une fixité du regard, une pâleur rosacée d'après la syncope, il a l'air riche davantage qu'artiste. Le jeune homme aussi est distingué, un pull gris anthracite à col roulé, des cheveux noirs gominés, il vient d'acheter des livres, le beau jeune homme bien élevé, ou qui feint de l'être, et qui sevend au vieil homme. (Page 363)
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Les gens dans la rue me paraissent incroyablement vivants, incroyablement en vie ; je les envie. (Page 386)
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Rectification (à propos des gens dans la rue) : ou incroyablement vivants, ou incroyablement abîmés. (Page 387)
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T. me fait mal quand je baise avec lui ; toutes les choses voluptueuses, il en fait des choses désagréables, blessantes (c'est de la réanimation qu'il fait, il doit s'acharner : en matière d'érotisme, je suis dans un coma dépassé). (Page 396)
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Je n'arrive pas à me débarrasser de moi. (Page 400)
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Le temps ne passe plus, la nourriture ne passe plus, plus rien.
N'importe quelle chair.
(Page 406)
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Hier j'ai pensé me faire tatouer une tête de mort sur la joue. (Page 415)
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Mon père me propose sa moelle, si j'en ai besoin. (Page 430)
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Le merveilleux ou immonde réflexe de vie ? (Page 435)
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T. a pleuré dans mes bras, sur mon lit, c'était pire que la suffocation que j'ai eu à l'endroit du cœur après qu'on m'a troué un poumon avec une seringue. (Page 436)


Ultime paragraphe. Exit. Pauvre chose qu'un (jeune) homme qui va mourir, se meurt, le sait, en rit et en ricane. Surtout ne rien dire de ce destin poignant et si ordinaire. Tant d'autres destins poignants et anonymes... Sauf que ce parcours d'écrivain fut transcendé par des mots qu'on suit encore à la trace, une fois l'âme évaporée, tant de larmes, de salive, sang et foutre mêlés sur la plage du drap, sur les pages qui nous en restent... Est-ce ainsi que meurent les anges ? Est-ce ainsi qu'aiment les hommes ? Fascination et émoi. Ardeur et dégoût. Tristesse eucharistiée : en cette blondeur hier ravagée, en ces corps innombrables, innommables, du Sud et du Nord, de l'Est et de l'Ouest, tant de corps d'hommes, de femmes et d'enfants aujourd'hui méprisés et si pontificalement niés, tant de fraternité de par le monde blessée, humiliée, désespérée !

Encore des sanglots sur la page de ma chronique. Cette fois d'empathie et d'humaine tendresse...