MATINÉE À KIDFA
Par Michel Bellin le samedi 14 mars 2009, 10:34 - Lien permanent
Dès cinq heures, le muezzin m'a arraché au sommeil (je l'ai maudit et ai pesté une fois de plus contre les religions), les oiseaux piaillent dans la cour, il fait déjà une touffeur odorante où je me sens en apesanteur. Toutes les portes-fenêtres sont ouvertes pour que circule un courant d'air bienfaisant. L'Ami est parti quelques heures visiter son chantier de dessalement d'eau de mer. Je reste seul et relis « Les Nourritures terrestres ». Rien de commun entre Alger la Blanche et l'Emirat de Fujairah. Pourtant, la même indolence paisible, cette sensation du temps étiré et une forte connivence entre les mots de Gide et ma mollesse béate. Ce qui nous différencie : son incessante activité à prospecter les alentours de Blidah et ma paresse décomplexée, nudité alanguie et cerveau dans la ouate !
Lettre à Nathanaël (extrait du septième livre)
Tu n'imagines pas, Nathanaël, ce que peut devenir enfin cet abreuvement de lumière ; et la sensuelle extase que donne cette persistante chaleur… Une branche d'olivier dans le ciel ; le ciel au-dessus des collines ; un chant de flûte à la porte d'un café… Alger semblait si chaude et pleine de fêtes que j'ai voulu la quitter pour trois jours ; mais à Blidah, où je me réfugiais, j'ai trouvé les orangers tout en fleurs…
Je sors dès le matin ; je me promène ; je ne regarde rien et vois tout ; une symphonie merveilleuse se forme et s'organise en moi, des sensations inécoutées. L'heure passe ; mon émoi s'allentit, comme la marche du soleil moins verticale se fait plus lente. Puis je choisis, être ou chose, de quoi m'éprendre, - mais je le veux mouvant, car mon émotion, sitôt fixée, n'est plus vivante. Il me semble alors à chaque instant nouveau n'avoir encore rien vu, rien goûté. Je m'éperds dans une désordonnée poursuite de choses fuyantes. Je courus hier au haut des collines Blidah, pour voir un peu plus longtemps le soleil ; pour voir se coucher le soleil et les nuages ardents colorer les terrasses blanches. Je surprends l'ombre et le silence sous les arbres ; je rôde dans la clarté de la lune ; j'ai la sensation souvent de nager, tant l'air lumineux et chaud m'enveloppe et mollement me soulève…
… Je crois que la route que je suis est ma route et que je la suis comme il faut. Je garde l'habitude d'une vaste confiance qu'on appellerait la foi, si elle était assermentée.
André Gide, Les nourritures terrestres, Gallimard, La Pléiade, 1958.