Lettre à Nathanaël (extrait du septième livre)


Tu n'imagines pas, Nathanaël, ce que peut devenir enfin cet abreuvement de lumière ; et la sensuelle extase que donne cette persistante chaleur… Une branche d'olivier dans le ciel ; le ciel au-dessus des collines ; un chant de flûte à la porte d'un café… Alger semblait si chaude et pleine de fêtes que j'ai voulu la quitter pour trois jours ; mais à Blidah, où je me réfugiais, j'ai trouvé les orangers tout en fleurs…

Je sors dès le matin ; je me promène ; je ne regarde rien et vois tout ; une symphonie merveilleuse se forme et s'organise en moi, des sensations inécoutées. L'heure passe ; mon émoi s'allentit, comme la marche du soleil moins verticale se fait plus lente. Puis je choisis, être ou chose, de quoi m'éprendre, - mais je le veux mouvant, car mon émotion, sitôt fixée, n'est plus vivante. Il me semble alors à chaque instant nouveau n'avoir encore rien vu, rien goûté. Je m'éperds dans une désordonnée poursuite de choses fuyantes. Je courus hier au haut des collines Blidah, pour voir un peu plus longtemps le soleil ; pour voir se coucher le soleil et les nuages ardents colorer les terrasses blanches. Je surprends l'ombre et le silence sous les arbres ; je rôde dans la clarté de la lune ; j'ai la sensation souvent de nager, tant l'air lumineux et chaud m'enveloppe et mollement me soulève…

… Je crois que la route que je suis est ma route et que je la suis comme il faut. Je garde l'habitude d'une vaste confiance qu'on appellerait la foi, si elle était assermentée.


André Gide, Les nourritures terrestres, Gallimard, La Pléiade, 1958.