Une Voix.


J'étais le Dieu des armées ! Le Seigneur ! Le Seigneur Dieu !
J'étais terrible comme la gueule des lions, fort comme les torrents, haut comme les montagnes ; j'apparaissais dans les nuages rouges avec une figure furieuse.
J'ai conduit les patriarches, qui s'en allaient dans les pays étrangers chercher des femmes pour leur postérité ; je réglais le pas des dromadaires, et l'occasion de se rencontrer au bord de la citerne ombragée d'un palmier jaune.
Comme par des robinets d'argent je lâchais les pluies du ciel, je séparais les mers avec mon pied, j'entrechoquais les cèdres avec mes mains. J'ai déplié dans les vallées les tentes d'Abraham, et poussé à travers le désert mon peuple qui s'enfuyait. C'est moi qui ai brûlé Sodome, Gomorrhe et Saboura ; c'est moi qui ai englouti la terre par le déluge ; c'est moi qui ai noyé dans la mer Rouge l'armée de Pharaon, avec les princes fils de rois, avec les chariots de guerre et les cochers. Dieu jaloux, j'exterminais les autres dieux, les autres peuples, les autres villes, et je châtiais aussi mon peuple d'une colère sans pitié ; j'ai écrasé les impurs, j'ai cassé les os des superbes, et ma désolation allait de droite à gauche, comme un chameau lâché dans un champ de maïs.
Pour délivrer Israël, je choisissais mes élus ; des anges aux ailes de flamme leur parlaient dans les buissons, les pâtres jetaient leur bâton et partaient à la guerre. Parfumées de myrrhe, de cinnamome et de nard, avec des robes flottantes et des chaussures à haut talon, des femmes au cœur intrépide allaient trouver les capitaines et leur tranchaient la tête. Alors ma gloire éclatait plus sonore que les cymbales ; aux éclats de la foudre ma colère a retenti sur les montagnes, le vent qui passait emportait les prophètes.
Ils se roulaient tout nus dans les ravines desséchées, se couchaient à plat ventre pour écouter la voix de la mer qui parlait, et, se relevant tout à coup, se mettaient à crier mon nom.
Ils arrivaient couverts de sueur dans la salle des rois, ils jetaient sur les lambris la poussière de leurs manteaux, et rappelant mes vengeances, parlaient de Babylone et des soufflets de l'esclavage.
Les lions pour eux se faisaient doux, le feu des fournaises s'écartait de leurs membres, et les magiciens hurlaient de rage et se lacéraient avec des couteaux.
J'avais gravé ma loi sur des tables de pierre ; elle étreignait mon peuple d'un nœud rude, comme la ceinture de cuir du voyageur qui lui soutient la taille ; c'était mon peuple, j'étais son dieu, la terre était à moi, les hommes à moi, leurs pensées, leurs œuvres, leurs outils de labourage et leur postérité.
Mon arche reposait dans un triple sanctuaire, derrière les toiles de pourpre et les grands candélabres allumés ; j'avais pour me servir tout un peuple de pontifes qui balançait des encensoirs ; ils ramassaient dans des voiles les cendres des holocaustes, frottaient l'or des lampes et tendaient les cordages du tabernacle. J'avais un plafond de poutres de cèdre, et le grand prêtre, en robe d'hyacinthe, qui portait des pierres précieuses sur sa poitrine, rangées dans un ordre symétrique.
Malheur ! Malheur ! Le Saint des Saints s'est ouvert ! La loi a été cassée en morceaux, l'arche est perdue, et, comme la carapace d'un scarabée mort, Jérusalem desséchée a disparu en poussière. Le voile tout à coup s'est déchiré de haut en bas, le chandelier s'est éteint, les prêtres ont pâli et les parfums de mon autel par les fentes de la muraille se sont dispersés à tous les vents. Dans les sépulcres d'Israël, le vautour du Liban vient pondre sa couvée, mon temple est détruit, mon peuple est dispersé.
On a étranglé les prêtres avec les cordons de leurs habits, les forts ont péri par le glaive, les femmes sont captives, les vases sont tous fondus.
C'est le Dieu de Nazareth qui a passé par la Judée !
Comme un tourbillon d'automne il a entraîné mes serviteurs, les nations sont pour lui, on adore son tombeau, on invoque ses martyrs, ses apôtres ont des églises, sa mère aussi, sa famille, tous ses amis ! Et moi je n'ai pas un temple ! Pas un morceau de pierre où soit mon nom ! Pas une prière pour moi tout seul. Coulant dans ses roseaux, le Jourdain aux eaux bourbeuses n'est pas plus solitaire ni plus abandonné.


La Voix, s'éloignant :

J'étais le Dieu des armées ! Le Seigneur ! Le Seigneur Dieu !

Alors il se fait un silence énorme, une nuit profonde.


Gustave Flaubert, La tentation de St Antoine, Œuvres I, Gallimard, La Pléiade, 1951.