(…) Soudain, c'est le drame muet. En fait un psychodrame qui a l'air tout à fait anodin. Sigismond saigne du nez. Son père le foudroie du regard, maman lève vers lui des yeux de madone. Lui, ne s'émeut pas, il semble avoir l'habitude : avec sa serviette, il fait délicatement un tampon sous sa narine, se lève calmement puis se dirige vers les toilettes. En passant près de ma chaise, ses prunelles éteintes quêtent un réconfort…

Cette vision tragi-comique m'a tout retourné. Ce gamin est captif, condamné aux vacances, sans doute puceau ! Sa vie luxueuse doit être un enfer. Je l'imagine triste, solitaire, pédé honteux. Même ses branlettes doivent ressembler à un pensum scolaire, un petit rituel hygiénique, sans joie, sans lyrisme, vite bâclé. Je l'imagine sur le trône des chiottes ou allongé dans son grand lit à baldaquin : toujours ses grands yeux tristes, l'air absent, et sa belle main droite astiquant machinalement une longue queue molle et défaillante. Rêve-t-il de Prince Charmant ou d'un Superman hyper musclé ? S'imagine-t-il agrippé à une liane et s'évadant de sa chambre immense et glaciale, enjambant le Boulevard des Maréchaux et s'enfuyant nu vers la jungle des plaisirs défendus ? Il faut que je le sauve et que je l'initie au bonheur. Non, tu n'oseras pas, de quoi te mêles-tu ? Mais si, je serai son Messie. Papa et maman n'ont qu'à bien se tenir !

Le lendemain (c'est un mercredi et le soleil est enfin de la partie), j'ai déjà pris place dans la salle à manger pour ne pas rater mon lieu d'observation. Ils entrent, toujours le trio dans l'ordre perdant : le père avec componction, le fils avec résignation, la mère avec dévotion. Le repas commence, nulle conversation, seules les mandibules acharnées. Après la tartiflette (savoureuse mais un peu tiède), comme prévu, c'est la séquence de la Mer Rouge. Le père dégaine ses yeux, la mère implore muette, le fils livide obture sa narine… C'est le signal, je m'esquive et fonce vers les toilettes. J'avais repéré les lieux sommaires et inconfortablement disposés : une cabine, un lavabo et un urinoir placé en angle. Je prends garde de ne pas tirer le loquet derrière fois et m'installe devant l'urinoir en sifflotant d'un air dégagé. Pas difficile d'imaginer la suite du scénario dans la salle à manger : le fils tamponne son nez, soupire, ferme les yeux, puis se lève posément, sort très digne… pousse la porte des toilettes. Il a l'air très surpris, bafouille, fais mine de battre en retraite… « Entrez, j'ai terminé, ça ne me gêne pas… » L'adolescent rougit et se penche au-dessus du lavabo. La faïence devient écarlate. Subrepticement, je bombe le torse et tire sur ma teub, la fait claquer plusieurs fois contre le rebord de faïence, l'essore, la secoue consciencieusement. Mon jeune voisin l'a-t-il regardée à la dérobée ? J'en suis sûr, puisqu'en levant les yeux, je le vois se détourner prestement. Mais prudence, il ne s'agit pas d'effaroucher le faon aux abois ! Je me réajuste. Nos épaules se touchent, cette promiscuité est délicieuse. Le grand blessé fixe le miroir, un peu de sang coule de sa narine droite. Bon Dieu, on dirait un Christ à la colonne ! J'aimerais qu'il m'absolve, qu'il me donne sa bénédiction, qu'il macule mes lèvres de son généreux sang… « Pardonnez-moi si je suis indiscret, ce genre de malaise vous arrive souvent… » Il me fixe avec une douceur résignée. « A peu près à chaque repas quand je bouffe avec mes vieux… Mon père est un porc, maman une génisse. Ils me débectent. Alors je pisse le sang pour les faire chier… Exprès. Tu piges ? » Je suis abasourdi, je reste coi, la bouche ouverte. Quoi ! Une telle vulgarité, une telle violence chez ce bel ange esseulé. Il sourit tristement. D'un air gêné. « Mille excuses, cela fait vraiment du bien de se lâcher, d'être soi-même et de parler à quelqu'un… Je n'en ai pas l'habitude. Père et mère sont charmants, un peu décadents certes, mais ce sont des géniteurs très attachants. Vous verrez, vous ferez peut-être leur connaissance… On s'habitue à tout. Nous verrons-nous, cher Monsieur, dans un autre endroit, plus poétique j'espère. Plus alpestre ? Je m'appelle Sigismond. » Il me tend sa main racée, me regarde droit dans les yeux avec une flambée de bonheur où je déchiffre une lueur malicieuse… Et il conclut plaisamment (sa pomme d'Adam a tressauté trois fois) : « Parlez à Père, toute action thérapeutique de votre part sera accueillie avec faveur et reconnaissance… » Et il ajoute en jetant un regard coquin à l'urinoir : « Et merci pour votre hospitalité si peu conventionnelle … » Il sort et son beau sourire triste voltige derrière lui.

Encouragé par cette entrée en matière, je suis bien décidé à attaquer. Lors du dîner, alors que Sigismond s'est éclipsé pour stopper la plaie d'Egypte rituelle, je me penche vers la table de ses bourreaux. Je suis humble et obséquieux, met en avant ma fonction fictive de Directeur de recherches au CNRS, ma collaboration avec un groupe d'étudiants genevois, ma grande connaissance du Queyras où je reviens chaque été… J'ai rapproché ma chaise et nous bavardons. Je m'intéresse beaucoup à sa banque, à sa villa de Cologny, à sa Jaguar Soverignh 4.2L, au dernier récital forcément sublime de Cecilia Bartoli, à la bonne surprise de Paribas, au camée de sa femme, à l'attentat du 11 septembre, à la mondialisation… bref, juste avant le fromage, je tente l'estocade : « Je fais demain une petite promenade botanique au Col des Estronques, histoire de repérer une espèce rare de gentiane… J'ai cru observer que votre grand fils semblait légèrement souffrant. Il faut qu'il s'aère mais avec précaution et modération. Ce serait pour moi un honneur de lui faire découvrir cette région. Nous pourrions aussi bavarder à propos de son entrée à l'Université de Paris où il est inscrit, je connais rue des Saints Pères un très bon collègue originaire de Vevey… » Ah ! Vevey, la patrie de bobonne, qu'avais-je dit là, ô fortune ! Bref, l'affaire est entendue, demain 10 heures devant le chalet. Sur ces entrefaites, retour de Sigismond. Il opine de la tête (surtout ne pas manifester une joie trop bruyante !). Qui ne dit rien consent ! Il me semble que son teint vire au rose… Son père se rengorge, maman a la paupière humide de gratitude et moi, dans mon grand short, je sens que j'ai envie de donner un sacré coup de piolet !

Il fait une journée splendide lorsque nous quittons le village. Sigismond arbore d'un air boudeur de magnifiques baskets Lacoste. Je me contente de mes bonnes vieilles Décathlon, j'ai emporté un plaid, quelques abricots secs et une gourde d'eau fraîche. A mesure que nous montons, le village s'amenuise, devient franchement mesquin. Nous deux par contre, même dans ce paysage grandiose, nous prenons paradoxalement l'assurance et l'importance des conquérants de l'inutile. Sigismond a une foulée régulière et aisée qui me surprend. J'entends son pas régulier derrière mon dos. Au bout d'une heure de marche (nous parlons peu, nous contentant d'admirer à haute voix un pic escarpé ou une marmotte effrontée), je marque une pause et me retourne. Il respire calmement, quelques gouttes de sueur sur son visage émacié, ses yeux immenses captent la lumière telle une face du Greco. « Et si nous faisions une halte ? Ca va le souffle ? » J'ai posé ma main droite sur sa poitrine dans la région du cœur. Il bat soudain la chamade. Sigismond me fixe intensément. Je répète ma question. D'une voix douce et pénétrante. « Ca va le souffle ? » J'ai posé ma main gauche derrière sa nuque, approché très lentement ses lèvres des miennes, souffle contre souffle. Le goût de sel est délicieux. Avec ma langue, je fais le tour de sa bouche, au ralenti, régulièrement. C'est un voluptueux giratoire. Puis je force la barrière d'émail, j'entre dans la caverne brûlante, nos deux langues s'enroulent comme deux lianes… Pas un bruit, à peine un cri de marmotte au loin, un léger souffle d'air sur nos mollets.

Ses mains sont agrippées à mon cul tandis que je presse sa tête contre ma bouche avide. Nous fermons l'un et l'autre les yeux, seules nos muqueuses se mêlent et conversent… Je mordille sa pomme d'Adam. Il gémit et fait pivoter son col de cygne comme s'il voulait détendre ses cervicales. J'approche mes lèvres de son oreille, mordille le lobe velouté et murmure : « Viens, bel ami, tu es crevé, nous avons besoin de faire une petite sieste… » Nous nous dégageons, négligemment je rectifie mon sexe qui s'était coincé dans le short. Je jette au sol le sac à dos, extrais le plaid et l'étends sur l'herbe rase. Me voilà à poil, allongé sur le dos, en tête-à-tête avec le soleil. Sigismond hésite ; il est resté debout, à l'écart, un peu apeuré. « Et si un promeneur passe par là… » bredouille-t-il. Je ne bronche pas, seul mon large sourire et mon zob en lévitation sont éloquents. C'est l'Eden ! Le monde est à nos pieds, le soleil est notre complice, les montagnes nos spectatrices.

Alors, sans un mot, Sigismond se dévêt. Précautionneusement. Il plie soigneusement ses effets. On dirait un rituel. Comme s'il l'avait répété durant des mois voire des années au fil de ses fantasmes nocturnes et qu'aujourd'hui, pour la première fois, c'est enfin le grand jour, le spectacle total, la libération tant convoitée. Il n'a gardé que son slip aussi blanc que les cimes. Seule une tache humide sur le côté témoigne de l'émoi des baisers. Sigismond s'est allongé, se frotte tout contre moi, s'agrippe à mes épaules. Il gémit ou chantonne. Ivre de bonheur, de liberté. Etrangement, je sens contre mon dos sa queue encore molle (il a abaissé son slip sur ses maigres chevilles). « Fais voir comme tu es beau ! »Je me retourne et contemple l'objet : un énorme pis oblong, démesuré, laiteux, avec un réseau de veines bleutées, un beau manche de poêlon en faïence. Les couilles ne sont pas épilées – pauvre chérubin ! – et dans ce halo ombreux la bébête juvénile n'en est que plus livide et émouvante. Je la saisis délicatement, l'inspecte, la tourne et la retourne sous toutes les coutures. Le pelage fauve des bourses chatouille ma paume. Ô jeunesse ! Ô fraîcheur ! La bite n'est pas circoncise et les replis chiffonnés sont roses et mouillés. J'y approche mes lèvres et suce le prépuce baveux comme s'il s'agissait d'un bouton de rose humide de rosée. Mon nez farfouille dans la touffe de cresson qu'une âcre sueur rend moite et sauvage. Sigismond fourrage dans mes cheveux, enfile ses index dans mes oreilles, palpe mes mandibules… C'est fait comme ça un corps de mec ? Oui, bel ami, c'est la plus belle créature qui soit au monde. Et regarde surtout le chef d'œuvre… Je guide sa tête, ses yeux, sa bouche tremblante vers mon bas-ventre en feu. Alors, à cet instant, mon jeune pâtre devient comme fou. Jamais jusqu'à ce jour il n'avait vu, vu de ses yeux vu, le paquet d'un mec, comme c'est gros et chaud, dur et souple, toujours pareil, toujours changeant, infiniment comestible, une carte infinie à l'auberge du plaisir ! Mille fois, dans ses rêves humides, le puceau avait dû imaginer sans jamais pouvoir toucher. Aujourd'hui le miracle se produit, l'initiation bat son plein et notre catéchumène ne s'en prive pas. Il ne sait où donner de la bouche, de la langue, des doigts… Bébé s'affole, se disperse, pleure et rit à la fois. Gobant une de mes couilles, puis les deux à la fois ; suçant ma hampe, la titillant puis l'avalant goulûment jusqu'à en étouffer ; broutant et mâchouillant une touffe de poils. Il fourrage entre mes cuisses, pourlèche l'œillet violet. Ses mains furètent, s'agrippent, griffent mes cuisses. Instinctivement, nous avons pris la position miraculeuse dite 69. Tandis que j'explore plutôt sagement le territoire helvétique, Sigismond redouble de goinfrerie. Il est comme hors de lui. Il n'est plus ni seul, ni triste, ni riche, ni captif, ni suisse. Il est pure Jouissance. J'essaie de le calmer gentiment, seuls me répondent ses jappements de louveteau affamé. Sa teub ressemble enfin à un sceptre royal. Je l'avale respectueusement tandis que mes mains massent et allongent l'escarcelle pantelante. Sigismond est maintenant accaparé par mon cul. Sans doute avait-il imaginé cet endroit vulgaire et mal séant. Mais il semble conquis, bouffant les deux dômes rebondis, forant de sa langue agile l'orifice broussailleux et humide. Il m'étreint comme une mappemonde tandis que son sabre me lime dangereusement l'arrière-gorge. L'orage bout dans nos burnes, le plaid n'est plus qu'un haillon multicolore…

Alors, pour communier dans la volupté, mus par le même déclic, nous nous retournons. De nouveau nos bouches scellent leur alliance, nos mains s'étreignent dans une ferveur violente tandis que, soudain, concomitamment, dans le même cri répercuté par l'écho, nos deux chibres lâchent leur giclée tiède. C'est violent, interminable, ça explose de partout, ça gicle jusqu'aux cheveux, jusqu'au frais cresson bleu… Nous nous agrippons à l'herbe, je gueule, le gosse enfin adoubé sanglote de bonheur… Puis le silence s'établit. Nous reposons l'un à côté de l'autre sur le dos, ma main droite serre sa main gauche. Nos poitrines se soulèvent encore, nous haletons, le saint chrème ruisselle sur nos poitrines. Sur sa joue gauche, une larme opaline que j'essuie d'un doigt gluant. Une grande émotion s'abat sur nous. Si seuls, si petits, si immensément humains au milieu du cirque grandiose du Queyras.

A brûle-pourpoint, je murmure : « Tu connais Verlaine ? » Après un long silence, il m'avoue. « C'est mon poète maudit depuis toujours… J'aurais tant voulu être son Arthur, sa vierge folle… » Encore un long silence. Au loin un sifflement de marmotte, puis un écho d'éboulis. Le soleil commence à sécher le foutre sur nos peaux. « Bel ami, veux-tu qu'ensemble, nous récitions ici, presque sur le toit du monde, notre belle prière d'action de grâces ? … » Alors, d'une seule voix, au zénith, crucifiés de plaisir, nous murmurons notre hymne favorite :

« O Souvenir d'enfance et le lait nourricier
Et ô l'adolescence et son essor princier !
Je vois tes yeux auxquels je plonge
Les miens jusqu'au fond de ton cœur
D'où mon désir revient vainqueur
Dans une luxure de songe. »<
br />

Extrait de Communions privées de M. Bellin, 6 nouvelles érotiques gay, H&O, 2002.