Ce voyage à l'intérieur du corps humain a été rendu possible grâce à la technique de l'imprégnation polymérique. Schématiquement, il s'agit de déshydrater un corps, de lui enlever ses graisses, puis de remplacer les fluides corporels (sang, moelle...) par une résine à base de polymère. Le résultat est saisissant : chaque artère, chaque viscère, chaque nerf, le moindre détail anatomique est mis à nu. Les systèmes cardio-vasculaire, digestif ou nerveux s'offrent ainsi à la vue mieux encore que lors d'une dissection effectuée par le corps médical. Chacun jugera de la qualité artistique (ou non) d'un tel travail, mais sur le plan anatomique il n'a en tout cas aucun équivalent. Et lorsque l'exploration anatomique se double d'une confrontation métaphysique, c'est encore plus passionnant.

On a dit que ce genre d'exposition pouvait choquer voire déstabiliser. On a même fait des réserves ici et là sur le plan éthique. Pour avoir donné par avance mon corps à la science, je n'ai vraiment rien à redire. C'est le corps humain tel qu'il est, tel qu'il fonctionne. Juste colorisé, pétrifié, dépecé, découpé en rondelles…pour montrer et démontrer au public ce que seuls jusqu'alors médecins et scientifiques avaient la faculté d'observer. Qui s'en plaindra ? De la viande certes, mais génialement animée. Nous sommes ces merveilleuses machines. Evidence oubliée : je suis mon corps.

Les organes préférés, tels que je les ai découverts pour la première fois et longuement contemplés : le cerveau – à tout seigneur, tout honneur – et aussi le squelette de la main, les bronches vascularisées, la grosse aorte écarlate, l'immense défroque d'une peau parcheminée mise à plat comme une descente de lit… Un regret : la bite omniprésente (seuls des messieurs chinois ont accepté d'offrir leur dépouille au scalpel !) manque singulièrement de poésie, quel pauvre petit macaroni desséché ! Il n'empêche, l'ensemble constitue une éblouissante machinerie à l'image du nombre de battements de notre cœur à la minute… par heure… par jour… par année… dans l'ensemble d'une vie ! Le corps humain ? Un rapport qualité-prix imbattable. Et une absence remarquée dans chaque vitrine : la vie. Forcément ! LA VIE ! Que tout ça frétille, pompe, se dilate, ingurgite, gicle et cogite ! Mais il m'a suffit de quitter l'Espace culturel l'esprit ébloui et le corps léger pour aller sautiller d'aise sur le boulevard de la Madeleine, bon pied bon œil ! Même le soleil hier était de la partie. Merci mon corps !

J'ajoute ceci : en me régalant de cette exploration intime, mon intuition a été confirmée : l'âme n'existe évidemment pas ! Pas la plus infime trace de mousse pieuse ou de gélatine surnaturelle au fond d'une vitrine. Peut-être n'avait-elle pas résisté à la technique de « plastination « du diabolique Dr Von Hagens ? Le philosophe Alain aurait adoré puisque selon lui tout part du corps, tout y revient (c'est lui qui m'a appris, au détour d'un de ses « Propos sur le bonheur », qu'il suffit de mâcher de la gomme pour atténuer la céphalée, le corps régulant le corps.). Idem pour mon cher Michel Onfray et ses « fééries anatomiques » où il déchristianise allègrement la chair (« Désirer, c'est expérimenter le travail d'une énergie qui engorge et appelle expansion. ». Quant au biologiste Jean-Didier Vincent, il a si bien décortiqué les passions humaines ! L'amour ? Le désir ? Le pouvoir ? Une affaire de cuisine interne : connexions nerveuses et sécrétions hormonales. La prétendue créature de Dieu n'est qu'un mammifère comme les autres. Disons un peu plus perfectionné. Ultra perfectionné !

C'est pour toutes ces raisons que le fameux livre « Belle du Seigneur » me met en joie et que j'aime l'offrir comme cadeau de noces aux jeunes gens frétillants. Présent empoisonné ! Outre que la prose de Cohen, même parfois longuette, est géniale, la morale de cette idylle est tout aussi sublime dans sa trivialité et se condense fort bien dans cette judicieuse remarque de l'auteur : « Alors, je vous le demande, quelle importance accorder à un sentiment qui dépend d'une demi-douzaine d'osselets dont les plus longs mesurent à peine deux centimètres ? Quoi, je blasphème ? Juliette aurait-elle aimé Roméo si Roméo avait quatre incisives manquantes et un grand trou noir au milieu ? Non ! Et pourtant il aurait eu exactement la même âme, les mêmes qualités morales ! Alors pourquoi me serinent-elles que ce qui importe c'est l'âme et les qualités morales ? »

C'est bien le corps qui importe. Ce sont les bonnes connexions et un juste équilibre hormonal. Les amants exaltés et les amoureuses transies n'ont qu'à bien se tenir ! Et que les uns et les autres, avant de délirer sous ou sur le balcon, surveillent d'abord de près leur taux de lulibérine !



(…) Le corps perd parfois son apparence ordinaire : le pelage devient luisant, les yeux s'éclairent de lueurs diaphanes, les bois poussent sur le front et les fesses éclatent en feu d'artifice coloré. Mais c'est à l'intérieur, par le jeu des hormones, qu'advient l'essentiel du désir. Celui-ci diffère chez le mâle et chez la femelle. D'une seule pièce chez le premier, il est plus hétérogène – mélange d'actif et de passif – chez cette dernière. On y distingue, suivant la terminologie de Beach, l'attractivité ou le pouvoir de séduction exercé sur un mâle, la proceptivité ou attirance éprouvée par un mâle et la réceptivité ou adoption d'une posture permettant l'accouplement. Le déterminisme hormonal de ces trois composantes n'est pas univoque.

Chez la guenon et probablement chez la femme, ce ne sont pas les hormones femelles – progestérone et oestradiol – qui règlent la proceptivité et la réceptivité, mais les hormones mâles ou androgènes – testostérone et androsténédione – sécrétées également par les ovaires et par les glandes surrénales. Leur action s'exerce directement sur le cerveau. Il existe un pic de testostérone dans la période qui précède l'ovulation, au moment où le désir est le plus fort. Certaines pilules anticonceptionnelles provoquent parfois chez les femmes qui les prennent une réduction du taux d'hormones mâles dans les urines, qui coïncide avec une baisse de leur libido. Paradoxe et ambiguïté, le désir, chez la femme, repose donc sur l'action cérébrale de ses hormones mâles.

Et le désir chez le mâle ? Nous serions tentés de dire qu'il repose dans sa mémoire. L'activité sexuelle ne décline en effet que lentement après la castration. Un chien fornique encore gaillardement près d'un an après la perte de ses génitoires. Un singe castré, malgré une vigueur diminuée, conserve longtemps sa capacité de monte. Les effets de la castration sont d'autant plus sensibles que celle-ci est pratiquée avant la puberté, ou chez un animal vierge et inexpérimenté. Une pratique antérieure à la castration conserve aux souvenirs leur pouvoir sur le sexe. D'Osmin à Li Hong-tchang, la réputation de lubricité des eunuques n'est plus à faire. Des rats Brattleboro qui, pour être dépourvus de vasopressine, ont la mémoire défaillante, cessent toute activité sexuelle dès le lendemain de la castration. Ayant reçu une injection de vasopressine et recouvré ainsi la mémoire, ils conservent après castration leur activité sexuelle.

Les stéroïdes n'animent pas seuls l'espace corporel de l'amour. La prolactine, hormone secrétée par l'hypophyse, a non seulement pour fonction nominale de faire fabriquer du lait par les glandes mammaires, mais bien d'autres rôles encore, notamment chez le mâle. On attribue à un taux trop élevé de prolactine la responsabilité de cas d'impuissance chez l'homme. Peut-être s'agit-il d'une action indirecte due à l'action inhibitrice de la prolactine sur la sécrétion de testostérone. Chez la femme, une sécrétion exagérée de prolactine est la cause de nombreux cas de stérilité. L'hormone interviendrait en bloquant les mécanismes hypothalamo-hypophysiaires de l'ovulation. La prolactine participerait également à la régulation du comportement sexuel en inhibant les centres nerveux qui commandent la réceptivité de la femelle. Cette action serait due à un blocage de la libération de lulibérine dans ses centres.

Cette fameuse lulibérine n'agit évidemment pas seule et ne saurait donc prétendre, comme on l'a dit parfois, au rôle exclusif d'hormone du désir amoureux. Mais en est, semble-t-il, la clé. Une voie nerveuse utilisant la lulibérine comme neurotransmetteur relierait l'hypothalamus au mésencéphale, mettant ainsi en communication deux niveaux stratégiques essentiels dans la réalisation de l'acte sexuel. L'activité de la lulibérine est en fait liée à celle de la dopamine. L'action de ces deux substances semble s'auto-amplifier dans une facilitation réciproque. A titre d'hypothèse, nous retiendrons que la lulibérine pourrait servir à enclencher et à donner leur orientation sexuelle aux systèmes désirants aspécifiques animés, nous pourrions dire que, comme le désir est spécifié par son objet, les systèmes désirants catécholaminergiques sont spécifiés par la lulibérine. Les stéroïdes sexuels, par leur présence locale, régleraient les conditions de cet accord.

Ajoutons que l'attraction exercée par une femelle sur un mâle est liée à la présence dans les urines et dans ses sécrétions vaginales et prénuptiales de substances odorifères. Chez les humains, l'odeur de l'haleine, joue, semble-t-il, un rôle d'attractant sexuel, observation qui est à rapprocher de l'importance du visage dans la reconnaissance amoureuse. Les parfums ne sont pas l'apanage de la femelle et jouent un rôle non négligeable dans le pouvoir de séduction du mâle. Dans certaines espèces, comme le cochon, une femelle privée d'olfaction n'est plus capable de distinguer un mâle d'une femelle et de s'orienter préférentiellement vers lui. Les glandes préniuptiales du verrat secrètent divers composés que l'on retrouve dans ses urines et dont l'un au moins – la 5-androst-16ène-3one – est capable de déclencher l'immobilisation de la truie au même titre que l'odeur du verrat lui-même.

Quant aux sécrétions prénuptiales de l'homme, dont la senteur évoque le bois de santal, elles auraient un pouvoir attractif sur la femme et au contraire répulsif sur l'homme. Certaines substances, qui ne diffèrent pas de celles identifiées chez le verrat, ont pu être isolées en concentrations élevées dans l'urine de l'homme et dans les sécrétions de ses creux axillaires ; la testostérone accroît le pouvoir de séduction du mâle probablement en augmentant le taux de ses sécrétions parfumées. A contrario, ne pas pouvoir « sentir » quelqu'un, c'est aussi ne pas pouvoir l'aimer, et c'est dans le comportement sexuel que l'odorat, ce sens oublié de l'homme, retrouve tout entière sa fonction de communication.


Jean-Didier Vincent, Biologie des passions, Editions Odile Jacob, Seuil, 1986.