Tous mes livres traduisent un aspect de l'homosexualité : l'intuition et la découverte de la condition homosexuelle dans l'enfance et l'adolescence, le travestissement comme exercice de la liberté, la sexualité comme conquête et défi, l'homosexualité comme dissidence et terrain d'épreuve de la fidélité à soi-même, les bonheurs et les malheurs d'une histoire d'amour homosexuelle, le langage comme reflet des différentes manières de vivre l'homosexualité…

Mais cette caractéristique essentielle de mes livres n'a pu être possible qu'à partir du moment où j'ai été capable d'écrire avec une absolue liberté. C'est-à-dire après la mort de Franco. Avant, les très nombreux récits que j'ai écrits et mes premiers romans pêchaient par manque de personnalité, ils étaient dépourvus d'identité : ils étaient écrits par un « autre ». La mort de Franco et les années de transition de l'Espagne vers la démocratie m'ont permis de construire une « personnalité » littéraire dans laquelle la thématique homosexuelle cesse d'être clandestine. Avec cette thématique, je prétends maintenant dépeindre la vie, comme n'importe quel autre écrivain, homosexuel ou hétérosexuel, toucher tous les types de lecteurs, et progresser dans la qualité littéraire.

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Néanmoins, un écrivain qui persévère dans la thématique homosexuelle doit encore faire face – tout au moins en Espagne – à une série de reproches et de provocations de la part de tous ceux qui considèrent comme légitime et rédempteur d'imposer leurs goûts et leurs critères. Reproches et provocations de la part de la critique littéraire, qui parfois considère que l'insistance sur la thématique homosexuelle est un signe de limitation, de manque d'ambition ou, même, de tactique commerciale. Reproches et provocations de la part de groupes organisés d'homosexuels – culturels ou militants – qui considèrent que certaines façons d'aborder la thématique de l'homosexualité et un certain langage dénigrent la cause de l'homosexualité. Reproches et provocations de la part de certains lecteurs non homosexuels, qui demandent, en échange de la garantie de leur fidélité, le traitement le plus subtil possible de la thématique homosexuelle ou encore que l'écrivain « essaie » de changer de sujet pour « démontrer » qu'il est un véritable écrivain ; et cette façon de voir est parfois partagée par les intermédiaires de l'industrie du livre : distributeurs, libraires… Reproches et provocations, enfin, de la part de l'auteur lui-même, qui peut tomber dans la tentation de considérer que trahir sporadiquement ses thèmes prédominants peut être bénéfique pour sa richesse et son équilibre de narrateur et… pour le succès commercial de ses livres !

Il y a néanmoins une chose que j'ai apprise de l'époque où mes livres étaient écrits par « un autre » : ce qu'il y a de vraiment important au moment d'écrire un livre, ce n'est pas le besoin de le faire, ni n'importe quel autre type de militantisme, ni les considérations critiques et commerciales, ni même l'honnêteté personnelle. La seule chose importante, c'est la liberté d'écrire ce qu'on veut. Et à cette liberté peuvent s'opposer aussi bien un monsieur nommé Franco que, de manière plus subtile mais non moins perverse, les éditeurs, les distributeurs, les libraires, les lecteurs, les collègues, les amis, la famille et nous-mêmes.

En fait, j'ai succombé une fois à la tentation d'écrire un roman hétérosexuel…

J'ai fait le projet d'écrire un roman dont le narrateur serait un homme amoureux fou d'une femme. La chose n'aurait rien eu de particulier si ce n'était que, jusqu'alors, je n'avais écrit que des romans dont les narrateurs étaient des hommes – ou, disons, des garçons – qui étaient ou tomberaient certainement un jour amoureux fous d'un autre homme. Mais ma mère, la pauvre, avait une peur bleue, chaque fois qu'un de mes maudits romans paraissait, et moi je voulais qu'elle soit fière et contente après avoir lu un de mes livres. En plus, je n'avais pas osé offrir à mes collègues de bureau et à mon directeur mon dernier ouvrage, le plus sauvage, et je n'étais pas disposé à me faire traiter de flemmard, prétentieux et ingrat. Pour comble, beaucoup de critiques littéraires persistaient en l'idée de m'accuser de gaspiller mon indiscutable talent dans un monothême qui, selon eux, me coupait les ailes et me castrait, et je voulais gagner une fois le Prix de la critique. Et par-dessus le marché, quelques gays modérés me déclaraient coupable de faire un tort à la cause avec toute cette pédérastie littéraire, et c'était la dernière chose que je souhaitais, il ne manquait plus que ça ! Donc, j'ai pris la décision d'écrire un roman raconté par un monsieur follement amoureux d'une dame, et ce monsieur je l'ai appelé Gregorio, un prénom qui (je ne sais pas pourquoi) m'a toujours eu l'air terriblement hétérosexuel.

Bien sûr, si Gregorio narrait à la première personne – ce que je considérais comme indispensable pour la guérison de ma plume – je devais rentrer dans son corps et dans son âme de Gregorio. Rentrer dans son âme ne me semblait pas transcendant, mais rentrer dans son corps pouvait avoir des conséquences inespérées, je veux dire pour Gregorio. Donc, je devais m'assurer que la masculinité de Gregorio était absolument orthodoxe et à toute épreuve, et j'ai décidé de soumettre Gregorio à un test.

Voyons, Gregorio. Est-ce que tu coucherais (A) avec une femme, ou (B) avec un homme, dans chacun des cas suivants : 1. si la femme est laide et pas du tout sexy et l'homme de même ; 2. si la femme est ordinaire et peu sexy, l'homme laid mais assez sexy ; 3. si la femme est ordinaire mais très sexy, l'homme également très sexy mais beau ; 4. si la femme est très belle mais pas très sexy, et l'homme très sexy mais assez laid ; 5. si la femme est très belle et très sexy et l'homme de même.

Je suis rentré dans l'âme de Gregorio et j'ai fait le « test » avec la plus absolue sincérité. J'ai tabulé les résultats et, mince ! Zéro réponses A et cinq réponses B. C'est-à-dire que Gregorio n'était pas homosexuel, mais qu'il avait inventé l'homosexualité.

Consterné, mais disposé à écrire malgré tout, j'ai rédigé et envoyé à Segundamano une petite annonce qui disait : « Si tu as entre 20 et 30 ans, si tu es en bonne santé et bien proportionné, si tu es hétérosexuel mais pas contre l'idée d'essayer avec un écrivain mûr et intéressant, et si en plus tu t'appelles Gregorio, appelle-moi. » Cela peut sembler incroyable, mais quelqu'un a appelé, et maintenant – malgré ma mère, mon directeur, les critiques et les gays modérés – je suis en train d'écrire un roman dans lequel le narrateur est un monsieur qui, parmi toutes les autres nombreuses choses qui lui arrivent, est follement amoureux d'un garçon nommé Gregorio.


Eduardo Mendicutti, in Les gays savoirs, cycle de rencontres et de débats au Centre Pompidou, juin 1997. Contributions reprises dans la collection Le Promeneur de Gallimard.