Paris, 8 janvier 1920

Chère maman,

Ne vous étonnez pas si dans le cours de ma lettre règnent à nouveau des idées noires : j'ai un cafard tel que je n'en ai pas eu depuis fort longtemps et cette première journée de rentrée a été pour moi un martyre. Et au contraire de ce qui m'arrive à l'ordinaire (vous connaissez mon ressort instinctif), je vois bien que ma morosité ne fait que croître. Il faut dire que cette semaine de vacances à Montclairgeau a passé bien trop vite et que j'ai retrouvé sans plaisir ma vie étriquée à Paris, le bagne de Stan avec la terrible perspective du Concours de Navale.

Je ne veux pourtant pas commencer par larmoyer, il sera bien temps en fin de missive. Souhaitez-vous plutôt que je vous narre par le détail mon voyage jusqu'à la capitale ? La course du château jusqu'à Lons a été le meilleur moment de mes vacances. Le capitaine de Beaufort a été bien aimable de nous prêter son automobile, en attendant que Bon Papa se décide à prendre exemple sur lui. Certes, l'acquisition d'une automobile est dispendieuse, surtout en ce moment, mais ce mode de locomotion est vraiment pratique et rapide lorsqu'on vit à la campagne. Je vous assure, mère, on n'arrête pas la modernité. Quelle folle équipée ! J'ai pu constater que personne ne regrettait la brave Frida tuée à la guerre, Ford, c'est décidément autre chose ! Cécile est une as du volant et nous avons fait le trajet à une allure folle, sans ralentir un seul instant. Il faudra qu'à mon tour je prenne quelques leçons, mais à Paris ce n'est guère envisageable. Bref, en dix minutes nous étions en ville alors qu'avec la jument j'aurais dix fois raté mon train. D'ailleurs, ce voyage aura été marqué par l'inquiétude la plus vive et il s'en est fallu de peu que je manque ma correspondance pour Paris.

Je me suis d'abord morfondu plus d'une heure dans une gare déserte et glaciale, attendant la formation du train. Evidemment, les compartiments, pas plus que la salle d'attente, n'étaient chauffés et je me tenais recroquevillé dans un angle du compartiment entre deux courants d'air. Seule distraction, vite éprouvante : la compagnie d'un viticulteur de Poligny qui, peu après le départ, désira engager la conversation. Il se mit à chiquer tout en débitant des propos insipides, dégageant une effroyable odeur de gnole et de tabac, dont le relent me poursuit ce soir et me donne la nausée. Seule une prétendue céphalée me délivra de ce rustre mais, à force d'être simulé, le mal finit par devenir réel et me broya les tempes dans son étau jusqu'à la gare de Lyon. Que je faillis ne jamais atteindre ! En effet, l'horrible tacot empuanti de tabac m'a causé une frousse peu commune. L'express de Paris partait de Mouchard en soirée, à 10 heures précises et à 10 heures moins le quart nous nous traînions encore du côté de Poligny ! Dix heures dix à Arbois ! Je me crus foutu et tandis que l'omnibus gravissait péniblement de ridicules petites côtes, je piétinais d'impatience dans mon compartiment glacé où une méchante lueur vacillait dans la lanterne du plafond. Je me cognais la tête contre la paroi, maudissais le P.L.M. et adjurais tous les saints du Paradis de me sauver la vie. Je me préparais déjà mentalement à coucher à Mouchard dans je ne sais quel bouge. Fort heureusement, il n'y eut pas d'arrêt à Gozon, si bien qu'on arriva à Mouchard avec seulement une demi-heure de retard. J'aperçus alors l'express de Paris de l'autre côté des voies. Pas une seconde à perdre : ma valise sur l'épaule, je bondis sur le ballast, galopai au travers des voies et sautai dans le premier wagon de l'express. C'était une voiture de 3ème classe mais je n'en eus cure : déjà le convoi s'ébranlait. De deux choses l'une : ou les retards ferroviaires étaient pour une fois providentiels, ou mes prières avaient été miraculeusement exaucées. Je vous laisse, chère maman, le soin de conclure et d'avoir une pitié réconfortante pour votre pauvre enfant jeté une nuit d'hiver en de tels tourments !

Pour en finir cependant avec mes péripéties, j'ajouterai qu'il n'y avait guère de monde dans le train de Paris. Je pus trouver une place dans le milieu de la voiture, loin des roues, mais j'eus beau tester tous les systèmes d'installation, ayant même entre Laroche et le terminus deux places pour moi seul, rien n'y fit, je ne suis pas parvenu à m'endormir, d'autant plus que vers une heure ou deux heures du matin le chauffage, déjà rudimentaire, fut coupé. Aujourd'hui, à l'heure où je vous écris cette lettre, j'en grelotte encore. Paris déploya tous ses charmes pour m'accueillir : des trombes tandis qu'il faisait encore nuit noire. En fait, il a dû neiger hier ou avant-hier et l'effet de la pluie est calamiteux : le boulevard Pereire déborde d'une neige boueuse sous un verglas des plus traîtres. Bref, tout est sale, humide et dégoûtant sous les semelles. Où est mon cher Jura ? Arrivé dans notre caserne, je ne pus que constater que tout le monde dormait encore, y compris le concierge. L'ascenseur était toujours en « Arrêt provisoire pour l'entretien ». J'ai donc dû gravir en pestant les six étages, traînant une valise plus pesante marche après marche. Dans notre appartement où je pénètre grâce à une clé providentiellement glissée sous le paillasson, tout dort. Belle indifférence, nul comité d'accueil. Je vais de nouveau grelotter de froid et de faim dans ma chambrette tout en regardant tomber la pluie et se lever un jour blafard (7 heures 30). Ereinté, mort de sommeil, secoué de hauts le cœur, je titube puis somnole tout habillé, avec de brusques réveils glacés. Bien plus tard, Béa part très en retard pour sa boutique de Droit, sans même prendre le temps de faire une bise au pauvre rescapé provincial. On daigne alors servir le déjeuner tandis qu'on allume – innovation charitable ! - un poêle à pétrole qui depuis un an s'ennuie dans ma chambre. Vive le progrès, même à retardement !

Au déjeuner, première discussion sur Valentin Haüy, que Bon Papa, paraît-il, prône avec force. Oncle Léon l'appuie et en rajoute même. Soit dit entre parenthèse que l'état de santé de grand-père me semble préoccupant : n'a-t-il pas craché du sang dimanche matin tant il a raclé sa malheureuse gorge ? C'est tout juste s'il a accepté d'être dispensé de grand-messe ! Tante Sophie, pour en revenir sur la discussion à propos de mon orientation de l'an prochain, n'est pas de l'avis des messieurs : selon elle, cet établissement est surtout réputé pour sa section de rempailleuses de chaises aveugles et une autre pour les vicomtesses à demi-clairvoyantes qui compensent leur infirmité en s'adonnant aux lieder de Schubert. Je n'ai pas saisi si la remarque de ma tante était empreinte ou non d'humour mais cette perspective m'a arraché un sourire. Néanmoins, j'ai préféré couper court à ces divagations, prétendant m'en remettre à l'avis du Docteur Dufour, homme de bon conseil que je dois consulter pour l'état de mes sinus. La conversation familiale a ensuite traîné en longueur. Oserai-je, chère maman (mais vous allez me reprocher mon peu de patience alors que tante Sophie m'accueille si gentiment – de manière bien spartiate également, convenez-en !)… oui, j'ose vous donner quelques exemples des questions stupides qu'on pose ici à un grand jeune homme normalement développé. « Ton grand-père a-t-il manifesté du plaisir à te revoir à Montclairgeau ? » et « Ta mère a-t-elle été contente que tu sois quelques jours avec elle ? » ou encore « Comment les petites sont-elles grandes ? Bobette ? Et Hélène ? » Les fillettes ont respectivement quinze et vingt-deux ans ! Je me suis efforcé de répondre avec la plus grande sagacité. Après quoi, leur ayant fait toutes vos commissions, j'ai pris les leurs que je vous transmets : tante Sophie demande en particulier si on a bien reçu sa lettre de vœux à l'Etoile et si, oui ou non, mes sœurs désirent spécialement certaines choses pour leurs étrennes, et lesquelles.

Je vais bientôt conclure cette lettre car je me sens faible et désenchanté. Que reviennent vite les beaux jours et mon ardeur au travail ! Pour le moment, voici la nuit alors que je suis toujours affaissé sur mon écritoire, sans courage devant les difficultés, les épreuves, les vexations de tous ordres dans mes études et dans ma santé. Cette après-midi, après avoir fait quelques courses au milieu des taxis qui vous éclaboussent et des piétons pressés vous bousculant sur les trottoirs, je suis rentré anéanti de malaise et de cafard au 158, boulevard Pereire. La pendule vient d'égrener cinq coups et il fait déjà sombre. La rue bourdonne sous ma fenêtre et je tressaute dès que j'entends ronfler un moteur américain (j'ai désormais une telle passion pour les Ford !). Je vais tenter, je vous le promets, chère maman, de reprendre le dessus et de croire encore en moi. Mais le doute m'assaille sans relâche : franchement, que vais-je faire dans cette galère d'Ecole Navale ? Il n'y a rien de tel, comme disent les Anglais, que le sweet home. Il n'y a que là qu'on est bien. Qu'est-ce que ça va être dur demain à Stan ! Si je ne crève pas de chagrin, c'est que je suis coriace. Bien sûr, je suis grand, bientôt adulte, raisonnable et responsable n'est-ce pas ? je vais donc m'efforcer de tout prendre gaiement. La vie n'est-elle pas légère et lumineuse quand on a vingt ans ? Vingt ans en dix-neuf cent vingt, quel merveilleux présage ! Oncle Léon, qui croit très fort en moi et croit plus encore au devoir d'état, m'a dit vouloir me confier à Jean d'Agaillée pour des leçons particulières. Il faudra que j'aille le trouver chaque jeudi après-midi pour qu'il me pousse des colles lui permettant de me jauger : cela me déplaît infiniment et je crois avoir éludé la proposition d'une manière trop gauche pour être honnête.

J'ai peine à terminer car tant que j'écris, tant que – fermant les yeux – je vous imagine dans le grand salon en train de déchiffrer ces lignes maladroites, j'ai l'impression que je suis toujours à Montclairgeau, à l'abri, au chaud, tandis que Paris me terrorise et me dégoûte. D'autres s'en accommodent fort bien. Faut-il que je sois si sensible, si différent ! Cette Elizabeth, par exemple, dont je vous ai brièvement entretenu l'été dernier. Après m'avoir longtemps berné, amoureusement s'entend, voici qu'elle s'apprête, dit-on, à convoler. Non plus avec ce lointain tunisien (il paraît qu'on a enfin la photo de ce personnage exotique qui est laid comme un pou !) mais avec un sémillant ingénieur parisien. Ouf ! Les D*** respirent ! En attendant, avec Béa, elles s'en sont données toutes deux le 6 janvier dernier chez Mimi Smithon. L'après-midi se voulait une espèce de « Gâteau des Rois Tangos », fruit de l'imagination hétéroclite de l'Anglaise. Il ne manquait que moi, m'a-t-on assuré, mais pour rien au monde j'aurais voulu être ailleurs qu'à l'Etoile. Mon plus bel astre pour l'Epiphanie ! Que ne me porte-t-il chance davantage ! Décidément, avec ou sans tangos, j'ai trop le cafard dans ce Paradis de Lutèce ! Dans vos prières, n'oubliez pas, chère maman, votre pauvre saint homme de fils qui s'y morfond et s'y morfondra encore une éternité – à trop se donner, l'on se damne et que tous ceux qui paternellement et charitablement vous entourent aillent au diable ! (Décidément, je suis obnubilé par toutes ces histoires de leçons particulières avec ce cuistre d'Agaillée qui ferait bien mieux de s'occuper de ses chausses !) Je préfère conclure en vous priant de me pardonner ce mouvement d'humeur.

Je vous embrasse bien affectueusement ainsi que ce pauvre Bon Papa et mes jeunes sœurs dont à cette heure j'envie rudement le doux sort. Pour moi, je meurs de tristesse et aussi de honte d'être si bête ! Ah ! Le vin de noix, qu'il était doux à siroter le soir au coin du feu ! C'est bien fini. Et la Ford de Sigismond ? J'en pleure.

Paul

P.S. Il paraît que Zabeth a déjà rencontré son parisien. Il est chic, aisé, intelligent etc. La future belle-mère est charmante, attentionnée, etc. Il y aurait, dit-on, admiration réciproque. Quel bonheur ! Quant au Tunisien déchu, puisqu'il est devenu le rebut des D***, il se murmure ici qu'il pourrait faire merveille pour Cécile (Et comment donc ! Tout est bien assez bon pour la province !)

Second P.S. Toujours à propos de Cécile, je pense que vous feriez bien de stimuler un peu votre fille. Tout ce temps perdu à des bagatelles ! A dix-huit ans, il est urgent pour elle de se mettre sans plus tarder au travail, seule et avec sérieux car nous sommes convaincus, et pour une fois d'accord oncle Léon et moi-même, que les leçons d'automobile seront toujours aléatoires et somme toute très secondaires dans l'éducation d'une jeune fille.


[Il est difficile, malheureusement, de suivre Paul les mois qui suivirent. Trop absorbé par ses études, il cessa momentanément de rédiger ses Chroniques et les courriers, assez rares sans doute, manquent. Seule une carte postale, datée du 5 mai, nous apprend qu'il fit un stage comme cheminot volontaire, suivie d'une longue missive à sa mère.]

Chartres, le 5 mai 1920.

Chère Cécile,

Me voici à Chartres depuis dix jours avec quelques amis de Stan. Notre stage ferroviaire se présente sous les meilleurs auspices et je t'assure que l'ambiance n'est pas mélancolique. Nous voyageons en première classe, sommes nourris et logés aux frais de la Compagnie. Nous sommes d'abord allés dans un patelin nommé Courtelain pour devenir apprentis chauffeurs de locomotives en serre-frein. Puis on nous a conduits à Château-du-Loir, dans je ne sais quel département, près de Tour. J'y suis arrivé comme chauffeur stagiaire sur une loco d'express, après avoir déjà fait le matin quatre heures de manœuvres sur un engin de dépôt. On s'amuse comme des fous ! On couche n'importe où, on mange à n'importe quelle heure (cette nuit, dîner à une heure du matin !). Bref, c'est la Bohème, enfin incarnée, et c'est épatant. Mon seul malheur tourangeau c'est que je suis ici séparé de mes camarades de Flotte et affecté avec des candidats à Centrale qui me sont antipathiques : ce sont de parfaits abrutis. J'ignore quand finira notre embauchage. Je vais bien. J'oublie tous mes soucis. As-tu décidé si, oui ou non, tu viens cette année avec la famille à Montclairgeau ? Ça me ferait plaisir. Je te laisse car je dois retourner à Courtelain qui est notre dépôt. Je voudrais tant que tu me voies en bourgeron bleu, dégouttant d'huile et de charbon ! Je t'embrasse.

Paul


Paris, 13 juin 1920

Chère maman,

Je serais bien aise, croyez-moi, de pouvoir de temps en temps vous donner de bonnes nouvelles, alors que mes lettres, déjà rares, ne sont en général que des lamentations à peine déguisées. J'ai beau faire, je ne vois pas comment déroger aujourd'hui encore à l'habitude. Vous attendiez peut-être que je vous écrive après l'examen d'Agro. Mais cette sacrée épreuve m'a mis si en retard pour la suivante qu'à l'heure actuelle c'est à peine si je vais avoir le temps de terminer mes révisions. Et puis cet examen dérisoire valait-il vraiment qu'on en parle ?

Je me suis présenté comme à une loterie, n'ayant reçu aucune aide, aucune direction de Stanislas. Or, il s'est trouvé que cette loterie m'a été défavorable. Malgré ma révision assidue, je n'ai tiré que des numéros que je ne connaissais pas. Cet acharnement du sort avait même quelque chose de stupéfiant ! Bref, je ne compte guère être admissible à l'Agro (je ne le saurai que vers le 20 juin) et, si par hasard j'étais admissible, mes notes seraient si piteuses qu'elles ne justifieraient en rien la tentative de l'oral. Par ailleurs, il me faut dire adieu du même coup aux Eaux & Forêts. Voilà encore une carrière assez intéressante qui m'est interdite.

Aussi, est-ce avec un redoublement d'ardeur, je vous assure, une fiévreuse énergie et peut-être un abus de travail que je me suis mis à bûcher le concours de Navale. Que de temps perdu à rattraper ! J'ai le sentiment d'avoir débité beaucoup de bon ouvrage, mais là encore dans des conditions de travail médiocres : laissé à moi-même, sans stimulation ni suivi ni contrôle. En ce domaine, trop d'indépendance n'est pas favorable et j'ai énormément à me plaindre de Stanislas. En fait, comme je vous l'ai déjà expliqué, c'est toujours le même mode de fonctionnement basé sur l'élitisme et la discrimination. L'Administration, dès ce printemps, nous avait déjà classés et le système fonctionne à plein à l'heure actuelle. Ce sont les malheureux cobayes qui sont à la fois les promoteurs et les victimes de ce type d'enseignement. Les seuls qu'on a jugés capables d'être reçus sont déjà désignés, du moins tacitement : les trois ou quatre admissibles de l'an dernier et les premiers de la classe de ma promotion (dont deux au moins sont loin d'être méritants, de fieffés paresseux qui ont, il est vrai, des facilités intellectuelles étonnantes). Quant aux autres, les faiblards, les insignifiants déchets, qu'ils se débrouillent ! Quoi qu'il en soit, pour le bon renom du Collège, la classe a été depuis Pâques cataloguée comme « très faible ». C'est donc sur l'autel de la glorieuse réputation de Stanislas que les bons Pères vont immoler, sans états d'âme, les brebis malades alors qu'on engraisse les quelques privilégiés des Mathématiques et qu'on les chauffe à fond. Pardonnez-moi, chère maman, je m'exalte par trop en vous écrivant, mais cette injustice criante me révolte. Je ne vois là rien de saint d'un point de vue évangélique ni d'équitable d'un point de vue éthique ni même d'intelligent d'un point de vue pédagogique. Où est l'émulation ? Où est le dynamisme dans une promotion ? Même les efforts les plus méritants sont d'avance voués à l'échec et accentuent les disparités : en ce qui me concerne, c'est ma pitoyable tentative à l'épreuve d'Agro qui a, j'en suis persuadé, accentué l'indifférence des maîtres à mon égard. Décidément, rien à tirer de ce pauvre Paul dont les affres laborieuses sont inversement proportionnelles aux éblouissants résultats !Je ne sais si l'ironie est bonne conseillère. Je sais, chère maman, que sur ce point précis vous me désapprouvez. Mais une chose est certaine et je n'en démordrai pas : à Stan, cette année, la classe de Marine a été délibérément sacrifiée. Pour quels obscurs intérêts ? Pour quelles pompeuses priorités ? La déesse Mathématique est une Médée dévoreuse. Bref, vous ne pouvez guère vous faire une idée de l'état de révolte morale où je me trouve. Je me sens isolé et abandonné. Même ma légitime révolte n'intéresse nul condisciple : le troupeau bêle et fait le gros dos. Seule une espèce de foi superstitieuse en ma vocation de marin me donne la force de travailler encore et encore dans de telles conditions. Tant de gens sur cette terre ratent leur vocation ! D'un autre côté, ne vaut-il pas mieux rater la cible plutôt que de suivre aveuglément une passion tyrannique et exclusive en abandonnant père et mère ? Je pense évidemment à qui vous savez, à sa lâcheté, à son déshonneur et la musique la plus sublime n'a pas d'excuse. Je ne veux pas être le fils de mon… de qui vous savez, en sacrifiant tout à une vocation dévorante même si je sens que la mer est mon Royaume et que la personne qui prétendra m'en priver, pion ou curé, n'est pas encore née !

Je dois ajouter que par surcroît de malchance, le brusque changement de temps au début du mois, avec un refroidissement très net en fin de semaine dernière, a causé au Collège une sorte de suspecte influenza de catarrhes aux allures de bronchite. Evidemment, j'ai été l'une des premières victimes de l'épidémie. Malgré la médication la plus énergique, allant jusqu'aux cataplasmes sinapisés, je ne suis pas encore parvenu à éradiquer une toux violente qui pourrait être fâcheuse à l'examen médical de vendredi prochain. Beau candidat qu'un moussaillon souffreteux ! Bref, je me sens épuisé et sans ressort. Vous voyez, chère maman, que je suis dans une posture fort désagréable. Et c'est ainsi que je vais être laissé aux uniques bons soins de la pauvre tante Sophie qui me gâte mais ne comprend rien à mon déchirement intérieur.

Je vous annonce tout de même une bonne nouvelle pour finir : je viens de toucher 140 Francs des chemins de Fer de l'Etat pour mon stage de chauffeur. Au moins, en cas d'adversité comme il est raconté dans les contes pour enfants sages, pourrai-je toujours gagner ma vie car désormais, chaque fois que cela me plaira ou que nécessité fera loi, je pourrai faire le chauffeur sur les lignes ferroviaires. La suie plutôt que l'écume, les rails plutôt que les flots, les aiguillages plutôt que l'infini de l'océan…quels symboles d'une faillite annoncée ! Mais, rassurez-vous, chère maman, je ne veux pas m'appesantir sur mon sort. Je crois vous avoir déjà trop inquiétée et il me faut, comme à chaque fois, rebondir et redresser la tête. Parfois, il est vrai, je me sens faible, presque définitivement anéanti, sans rêves, sans projets, sans propulsion de vie, comme un pauvre ressort rouillé prêt à se rompre. Heureusement, voici l'été et c'est de là, je le pressens, que reviendront pour moi quiétude et salut.J'ai déjà rencontré deux fois l'oncle Léon depuis son retour de Montclairgeau. Ce qu'il m'a dit de la campagne là-bas et de ses longues promenades en automobile m'a donné une rude nostalgie, car c'est l'époque où Paris commence à devenir intenable sitôt le premier rayon de soleil. Pour en revenir à mes odieuses études, j'ai grande hâte d'être débarrassé de mon dernier examen, une hantise qui ne me quitte ni le jour ni la nuit et m'empêchera de vivre pleinement jusqu'à ce que tout soit enfin liquidé. Si seulement je savais ce que je pourrais bien faire en cas d'échec ! Je serais tellement plus calme. Mais plus je réfléchis, plus je cherche, plus je suis déstabilisé et plus je désespère de mon avenir. Je ne vous dis évidemment rien de ma vie sentimentale. C'est un désert. Même ma soif a tari. Le surcroît d'investissement intellectuel ne peut allumer aucune lueur de ce côté-là et je suis très doué, semble-t-il, pour laisser le beau sexe parfaitement indifférent même si vous allez, comme chaque fois, protester et affirmer le contraire !

J'espère néanmoins que vous allez tous bien là-bas. Il paraît que qui vous savez vous cause toutes sortes d'ennuis pour la séparation. Un jour viendra enfin où tout sera réglé, définitivement solutionné et effacé, jusqu'à son ombre… Ne vous souciez pas trop à l'avance pour le règlement de mes études cet automne, nous finirons par trouver une solution et je tâcherai, plus que cette année, de me montrer digne de vos sacrifices et de vos espérances. J'ai été heureux d'apprendre par ailleurs que Cécile sera présente cet été dans le Jura alors qu'elle avait boudé Montclairgeau l'an passé. Je l'envie de conduire si bien l'auto ! De quoi aurai-je l'air à ses côtés ? Moi l'aîné, mâle de surcroît, et inapte à la conduite automobile ! A quoi me servira pour les vacances d'être un expert ès-boggies ? Bref, la supériorité de ma sœur m'humilie déjà.

Assez de jérémiades, je vais vous lasser, chère maman. Cette lettre a été déjà longue et embrouillée, plus qu'il ne convient, pardonnez-moi. Encore deux mois à patienter et je saurai enfin quel est mon glorieux destin ! N'oubliez pas, je vous prie, ma bicyclette ainsi que ma tenue de tennis (je tiens à avoir cet été une chemise à col ouvert, c'est décidément la mode générale) et même, si c'est possible, le costume chic dont nous avons déjà parlé à propos du mariage qui se prépare.Je vous embrasse tendrement ainsi que Bon Papa et mes chères sœurs.

Votre pauvre Paul



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