Un soir qu'ils traversaient ensemble la cour, le gardien saisit Fabien par le coude.
« Tu les entends ? demanda-t-il, l'index dressé.
- Qui ?
Le gardien ne répondit pas tout de suite. Il restait immobile, avec son doigt levé, tenant toujours Fabien.
« Les bruits », dit-il enfin. Fabien écouta :
« J'entends la pluie. »
Le gardien secoua la tête.
« J'entends aussi la mer… »
Le gardien fit encore signe que non.
« C'est dans le brouillard, souffla-t-il. Ca fait comme des cris.
- Peut-être des oiseaux ? suggéra Fabien à voix basse.
- J'ai longtemps cru que c'étaient des oiseaux, admit l'autre, soucieux.
- Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ?
Aucune réponse ne fut donnée à cette question. La tête penchée, le Sourd semblait si abîmé en lui-même, si fermé à toute perception de l'extérieur, qu'il ne pouvait bien sûr écouter que son propre silence. Fabien dégagea brusquement son bras.
« Lâchez-moi ! » cria-t-il.
Le gardien sursauta. Une expression d'extrême répugnance se peignait sur son fruste visage.
« Je n'aime pas les entendre, affirma-t-il.
- Moi, je ne les entends pas, dit Fabien.

Ce fut peu de temps après que Fabien décida d'allumer un feu. On était en décembre. Il faisait froid. Dans la grande salle la pluie formait des flaques, mais elle ne tombait pas sur le hamac protégé par un pan de toit. Fabien avait disposé par terre deux arbres ébranchés sur lesquels il marchait pour éviter de patauger dans l'eau. Cet arrangement suffisait à lui rendre la sale habitable. En vain au début des pluies le gardien avait cherché à l'en déloger :
« Vous seriez mieux dans une cellule. Ou chez moi dans les communs. Il y a une pièce vide. »
Mais Fabien n'était jamais entré chez le gardien ; il ne connaissait que la cuisine.
« Je suis bien ici, répondait-il.
- On ne peut même pas traverser la salle avec toute cette eau.
- Vous n'avez qu'à prendre la passerelle.
- La passerelle ! » s'écriait le gardien avec amertume.

C'est qu'il avait du mal à se tenir en équilibre sur les troncs qui menaçaient toujours de rouler. Aussi avait-il pris l'habitude de s'arrêter sur le seuil. Ces visites avaient lieu à la tombée du jour, avant le souper. L'ombre noyait la salle. Le gardien distinguait à peine le hamac où Fabien se reposait, jouant parfois de l'harmonica. Le gardien disposait ses mains en porte-voix devant sa bouche et hélait comme à l'entrée d'un souterrain. Puis il tendait vivement l'oreille. La réponse lui parvenait enfin, assourdie et comme lointaine. Parfois, il revenait plus tard dans la soirée, lorsque de son réduit il entendait la « musique-à-bouche ». Il était muni d'u ne lanterne qu'il élevait au-dessus de sa tête pour essayer de percer les ténèbres. Ensuite il la posait à ses pieds.
L'harmonica gémissait doucement. Des gouttes tombaient dans les flaques.
« Tu ne dors pas, petit pigeon ? » demandait-il.
L'harmonica jouait. Le gardien demeurait sans bouger sur la pierre du seuil. Dans le rayon de la lanterne la pluie scintillait. Après que la musique s'était tue, il attendait longtemps.
- Joue un air, veux-tu ?
Fabien était devenu très adroit. Tout ce qu'il avait une fois entendu, il pouvait le jouer.
« Joue encore. »
Le hamac grinçait comme une poulie au fond de la salle.
« Maintenant je dors, père Jules ; disait la voix de Fabien.
- Oui, dors, dors, approuvait le vieux.

Il restait encore un moment, ramassait sa lanterne et s'enfonçait dans la nuit.


Pierre Herbart, Alcyon, Le cabinet des Lettres, 1999.