DÉPIT AMOUREUX
Par Michel Bellin le mardi 13 janvier 2009, 08:02 - Lien permanent
Non, le dépit amoureux n'est pas réservé aux midinettes de feuilleton ni aux jeunes gars exaltés dont les suicides brutaux ensanglantent les gazettes ! On peut être soixantenaire et éprouver ce sentiment, ce chagrin lancinant mêlé de colère et de ressentiment. Car l'amour – celui qui ose dire son nom et en tirer honneur et bonheur, quel que soit son pedigree, gay ou hétéro – cet amour-là ne connaît ni âge ni saison ni raison : quand il est réfuté voire gentiment moqué, toute douceur est abandonnée au profit de cette violence intérieure où le dépit répond au déni… tout en restant impuissant. Plus qu'une déflagration, un travail de sape. Avec un vague sentiment de culpabilité qui s'exacerbe en rafales. Oui, tous aux abris, le dépit amoureux fait feu de tout bois alors même qu'il couve sous la cendre : une telle violence mais pourquoi ? Pour qui ? Est-elle au moins juste ? Ajustée ? Justifiée ? Proportionnée ? Méritée ? Un rien complaisante peut-être ? Grotesque ? Destructrice ? Faut-il y céder ? La contourner plutôt ? La dissoudre ? La retourner contre soi-même ? Contre l'autre ? Faut-il lui en vouloir ? Lui faire mal ? Le punir…mais à quoi bon puisqu'il n'y peut mais… et qu'il (elle) reste l'être aimé, le plus aimé, le plus patiemment aimé, le plus désespérément ?! Ne convient-il pas surtout d'être praticopratique en ces temps barbares où l'avoir l'emporte sur l'être, où les investissements priment les sentiments ? À moins que la philosophie de comptoir l'emporte : « Quand on n'a pas ce que l'on veut, on se contente de ce que l'on a. » Ben voyons !
J'ai cherché dans la Littérature et j'ai fini par dénicher cette page très subtile de Diderot. Le hiatus est bel et bien là, la douleur rentrée (un tantinet rouée) chez l'une, la feinte naïveté chez l'autre. Jusqu'alors tout était merveilleux mais le ver était dans le fruit : le lien est désormais brisé et rien ne sera comme avant. Car l'incompatibilité, qu'on s'efforçait de voiler sous la routine rassurante, qu'on contournait par l'économie prudente du langage ou qu'on exaltait par le lyrisme fleuri (tout dépend des personnalités et surtout de l'époque), l'incompatibilité grotesque était bel est bien là - l'incontournable et cuisante dissymétrie : qu'est-ce qu'un marquis libertin peut attendre d'une veuve ulcérée ? Qu'est-ce qu'un pragmatique forcené peut comprendre d'un romantique invétéré ? Qu'est-ce qu'un amour à deux sous peut espérer du Temps qui le dissout ?
J'ai cherché dans la Littérature et j'ai fini par dénicher cette page très subtile de Diderot. Le hiatus est bel et bien là, la douleur rentrée (un tantinet rouée) chez l'une, la feinte naïveté chez l'autre. Jusqu'alors tout était merveilleux mais le ver était dans le fruit : le lien est désormais brisé et rien ne sera comme avant. Car l'incompatibilité, qu'on s'efforçait de voiler sous la routine rassurante, qu'on contournait par l'économie prudente du langage ou qu'on exaltait par le lyrisme fleuri (tout dépend des personnalités et surtout de l'époque), l'incompatibilité grotesque était bel est bien là - l'incontournable et cuisante dissymétrie : qu'est-ce qu'un marquis libertin peut attendre d'une veuve ulcérée ? Qu'est-ce qu'un pragmatique forcené peut comprendre d'un romantique invétéré ? Qu'est-ce qu'un amour à deux sous peut espérer du Temps qui le dissout ?
— Marquis, il s'agit… Je suis désolée ; je vais vous désoler, et, tout bien considéré, il vaut mieux que je me taise.
— Non, mon amie, parlez ; auriez-vous au fond de votre cœur un secret pour moi ? La première de nos conventions ne fut-elle pas que nos âmes s'ouvriraient l'une à l'autre sans réserve ?
— Il est vrai, et voilà ce qui me pèse ; c'est un reproche qui met le comble à un beaucoup plus important que je me fais. Est-ce que vous ne vous apercevez pas que je n'ai plus la même gaieté ? J'ai perdu l'appétit ; je ne bois et je ne mange que par raison ; je ne saurais dormir. Nos sociétés les plus intimes me déplaisent. La nuit, je m'interroge et je me dis : est-ce qu'il est moins aimable ? Non. Est-ce que vous auriez à vous en plaindre ? Non. Auriez-vous à lui reprocher quelques liaisons suspectes ? Non. Est-ce que sa tendresse pour vous est diminuée ? Non. Pourquoi, votre ami étant le même, votre cœur est-il donc changé ? car il l'est : vous ne pouvez vous le cacher ; vous ne l'attendez plus avec la même impatience ; vous n'avez plus le même plaisir à le voir ; cette inquiétude quand il tardait à revenir ; cette douce émotion au bruit de sa voiture, quand on l'annonçait, quand il paraissait, vous ne l'éprouvez plus.
— Comment, madame !"
Alors la marquise de La Pommeraye se couvrit les yeux de ses mains, pencha la tête et se tut un moment après lequel elle ajouta : "Marquis, je me suis attendue à tout votre étonnement, à toutes les choses amères que vous m'allez dire. Marquis ! épargnez-moi… Non, ne m'épargnez pas, dites-les-moi ; je les écouterai avec résignation, parce que je les mérite. Oui, mon cher marquis, il est vrai… Oui, je suis… Mais, n'est pas un assez grand malheur que la chose soit arrivée, sans y ajouter encore la honte, le mépris d'être fausse, en vous le dissimulant ? Vous êtes le même, mais votre amie est changée ; votre amie vous révère, vous estime autant et plus que jamais ; mais… mais une femme accoutumée comme elle à examiner de près ce qui se passe dans les replis les plus secrets de son âme et à ne s'en imposer sur rien, ne peut se cacher que l'amour en est sorti. La découverte est affreuse mais elle n'en est pas moins réelle. La marquise de La Pommeraye, moi, moi, inconstante ! légère !… Marquis, entrez en fureur, cherchez les noms les plus odieux, je me les suis donnés d'avance : donnez-les-moi, je suis prête à les accepter tous…, tous, excepté celui de femme fausse, que vous m'épargnerez, je l'espère, car en vérité je ne le suis pas…"Cela dit, Mme de La Pommeraye se renversa sur son fauteuil et se mit à pleurer. Le marquis se précipita à ses genoux, et lui dit : "Vous êtes une femme charmante, une femme adorable, une femme comme il n'y en a point. Votre franchise, votre honnêteté me confond et devrait me faire mourir de honte. Ah ! quelle supériorité ce moment vous donne sur moi ! Que je vous vois grande et que je me trouve petit ! C'est vous qui avez parlé la première, et c'est moi qui fus coupable le premier. Mon amie votre sincérité m'entraîne ; je serais un monstre si elle ne m'entraînait pas, et je vous avouerai que l'histoire de votre cœur est mot à mot l'histoire du mien. Tout ce que vous vous êtes dit, je me le suis dit ; mais je me taisais, je souffrais, et je ne sais quand j'aurais eu le courage de parler.
— Vrai, mon ami ?
— Rien de plus vrai ; et il ne nous reste qu'à nous féliciter réciproquement d'avoir perdu en même temps le sentiment fragile et trompeur qui nous unissait.
— En effet, quel malheur que mon amour eût duré lorsque le vôtre aurait cessé !
— Ou que ce fût en moi qu'il eût cessé le premier.
— Vous avez raison, je le sens.
— Jamais vous ne m'avez paru aussi aimable, aussi belle que dans ce moment ; et si l'expérience du passé ne m'avait rendu circonspect, je croirais vous aimer plus que jamais."
Et le marquis en lui parlant ainsi lui prenait les mains, et les lui baisait… Mme de La Pommeraye, renfermant en elle-même le dépit mortel dont elle était déchirée, reprit la parole et dit au marquis : "Mais, marquis, qu'allons-nous devenir ?"
— Nous ne nous en sommes imposé ni l'un ni l'autre ; vous avez droit à toute mon estime; je ne crois pas avoir entièrement perdu le droit que j'avais à la vôtre ; nous continuerons de nous voir, nous nous livrerons à la confiance de la plus tendre amitié.
Denis Diderot, Jacques le Fataliste (1773, publication 1796).
L'incipit de ce curieux roman, à l'ironie si moderne, vaut son pesant d'or : « Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. »