Début des vacances à Montclairgeau. Fin juillet 1920

Voici quelques jours déjà que je suis en vacances. La transplantation de Paris à l'Etoile a été si brusque, si artificiel le passage du labeur fiévreux au calme de la campagne qu'une semaine après mon départ de la capitale, j'ai encore de la peine à réaliser ma situation actuelle : enfin en vacances, exempt de tous soucis pendant deux mois, corps délassé, tête libérée, bientôt décorée qui sait ? de la triomphante casquette de Navale.

Ce n'est guère qu'aujourd'hui, samedi 31 juillet, à l'heure où je me penche à nouveau sur mon cher cahier, que je commence à reprendre contact avec la réalité, les choses et les gens ; à trouver également mes repères tant j'ai eu l'impression depuis quelques jours de flotter dans une sorte de brouillard. Tout est allé trop vite, tout s'est précipité, tant d'événements morcelés, sans queue ni tête. Même le silence et la tiédeur qui baignent la chambre d'enfant où j'écris, même ce havre tant espéré a quelque chose d'irréel. J'avoue d'ailleurs avoir peine à reprendre ici mes chroniques. Je les ai tant négligées depuis ce printemps ! Mais il faut que je m'y remette sérieusement car, si je n'ai plus le tracé de mon journal de bord, comment m'y retrouver et préserver le peu de lucidité dont j'ai tant besoin ? Les quelques paragraphes qui vont suivre ne seront pas, j'en ai bien peur, de la belle littérature. Mais il vaut mieux que je sois vrai et que ces lignes, loin de me flatter, révèlent la précipitation chaotique de ces premières journées d'été. Il sera bien temps que vienne ensuite l'heure des alanguissements et des poèmes retrouvés, le cher Arthur et tous les autres, et aussi les feuilletons à quatre sous qui me délassent tant à l'heure de la sieste…

Oui, c'est avec peine que je distingue mes derniers actes à Paris : le départ de Penè à la gare d'Orsay mercredi soir. Nous avons beaucoup bavardé, et il crut m'apprendre – « de source diplomatique » précisa-t-il - que je devais logiquement totaliser 1100 points. Comme mon oral s'était plutôt bien passé le matin même, je ne demandais qu'à le croire. Le lendemain, jeudi 29, après avoir apporté mon cahier de Manipulations à l'examinateur de Physique-Chimie, j'ai entrevu dans le grand hall le Président de la Commission. Un sourire forcé, quelques mots, un petit geste méprisant du menton : j'étais d'emblée fixé. Une douche glaciale sur mon enthousiasme de la veille et les prédictions optimistes de Penè.

Je battis en retraite et revins pour la dernière fois à travers le splendide jardin du Luxembourg. En ce moment précis, je retrouvais les sentiments éprouvés en octobre dernier, lors de ces mémorables journées de rentrée à Stanislas. Dix mois avaient passé… J'avais semé vaille que vaille, avec autant de frénésie que d'incohérence, je me suis littéralement vidé d'énergie et de toute substance. Et pour quel résultat ! Tout cet acharnement stoïque balayé par un mouvement de menton et un rictus paternaliste !

Les externes sont partis avant-hier soir et avec eux le joli chaton. Après avoir tant médit des repas du collège, j'avais tenu à déjeuner une dernière fois avec mes camarades, débris de notre glorieuse division. A vrai dire, je dois l'avouer, le plus puissant motif, c'est que j'allais enfin pouvoir dîner en tête à tête avec le charmant Chat. Et c'est ce qui arriva : jamais les tendres poulets, dont ma dent broyait, dans les œufs qu'on nous servit, la petite masse embryonnaire, jamais ils ne m'avaient paru si délectables. Mais, timide extrêmement comme je l'ai été toute cette année scolaire en face de Chat, c'est à peine si je lui ai adressé la parole, sauf à la fin du repas tandis que j'admirais sans ciller, les yeux dans les yeux, ses prunelles d'un brun profond et ses sourcils d'encre alors que son accent de titi caressait pour la dernière fois mes oreilles. Après le repas, j'ai manœuvré de façon à essayer d'avoir de sa part au moins une poignée de main. Mais nous nous sommes croisés sans mot dire, nous dévisageant en silence : puis il s'est éloigné, de sa démarche souple et nonchalante, sans que mon enfantillage de toute l'année ait été une seule fois satisfait. Je sais bien que cette griffure n'est pas très profonde et déjà, à l'approche de l'été, je suis presque guéri… mais il reste en moi une ombre d'amertume. C'est bête au fond… Mais pourquoi la Beauté masculine séduit-elle à ce point mon âme d'artiste ? Et puis, que la vie serait triste pour ce bébé qu'est l'homme, sans quelque poupée de son à dorloter et à caresser en secret au fond de son cœur. Ah ! fichtre ! il me reste encore rudement à faire pour devenir sinon un vrai chrétien du moins un homme digne de ce nom.

Très peu de souvenirs de cette journée de jeudi où j'ai dû longuement semer dans les parterres mes regrets désabusés. Quelques images morcelées : mes affaires entassées dans la malle, presque avec rage, furieuse envie d'autodafé. Mon dîner chez les Delamarche. Propos futiles et civilités très correctement émues. Ultime repas à Stan, face à face avec Follin, seul survivant de mes camarades de la Flotte. De nouveau le Parc, mes adieux définitifs au grand bassin. Vers deux heures de l'après midi, sous un soleil ardent, mon attirail d'escrime sous le bras, je quitte à tout jamais cet affreux Stanislas, sans me retourner, sans une pensée de regret. Encore ma malle à boucler, puis ma virée en taxi jusqu'à la gare de Lyon pour la faire enregistrer. Vite fait bien fait. Rien de semblable à l'an dernier. Une fois de plus, comme au Luxembourg, mes souvenirs se télescopent : est-ce encore l'automne 1919 avec ce crachin désespérant ? Ou déjà l'été 1920 ? Débarqué-je à Paris ? Suis-je en train de m'enfuir ? Et tout ce fatras que je remporte, quelle importance ? Quel rapport avec moi-même, mon inspiration romantique, mes rêves secrets ? Je me sens douloureusement lourd et emprunté. Prématurément vieilli. Un pingouin qui s'agite de manière grotesque. Mais non, non, je ne m'enfuis pas, je m'allège ! Du moins, j'en ressens le besoin. Une simple question d'hygiène. L'urgence de me purifier, de laver mon âme grise. Derniers regards depuis mon balcon sur le boulevard Pereire. Paysage triste à pleurer. Il pleuvine. Décidément, je n'étais pas fait pour cette Babylone. Pourquoi faut-il donc que je m'y enlise, que je m'y dessèche l'esprit dans des embrouillaminis algébriques alors que ma seule utopie est de m'élancer, de m'évader, de sillonner les flots bleus vers un impalpable Ailleurs ?

Jeudi soir, départ pour le Jura. Avant-hier donc. Mes souvenirs de voyage se font plus précis. Comme si je renaissais et habitais à nouveau mon corps ! Première alerte à la gare de Lyon. Toutes les places étaient retenues dans tous les trains jusqu'au 8 août. Je dus attendre à l'entrée d'un wagon jusqu'à l'heure du départ sans savoir si je pourrais embarquer. Enfin, toutes les places réservées ayant étant occupées, le contrôleur tourna les talons. Immédiatement, c'est la ruée, coups de coudes, bousculades, protestations, bagages brandis comme des béliers. Je me retrouve enfin dans le couloir tant convoité, bien aise d'avoir juste la place d'y poser mes semelles pour la longue nuit qui s'annonce. Chose incroyable : c'est dans ce couloir, assis sur ma valise, dans cette inconfortable et chaotique posture que je dormis mieux que dans aucun de mes précédents voyages. Etais-je à ce point soulagé de quitter Paris ? Un sommeil de bébé repu sur un sein tressautant…Vers trois heures du matin, l'express arriva en gare de Dijon, trépidant de la vertigineuse descente qui l'entraînait depuis le tunnel de Blaisy Bas jusqu'à la plaine de la Saône. Somnambuliques, quelques voyageurs quittèrent la voiture. Je pus enfin me caler vaille que vaille entre un gros commerçant et une peu aristocratique infirmière suisse. Mais la dame se mit bientôt à ronfler tandis que l'homme paraissait s'épandre béatement sur la banquette. Comme l'hypoténuse, son embonpoint tendait vers l'infini. De peur d'être étouffé dans cet étau, trempé de chaleur et de nervosité, je dus m'extraire et battre en retraite. Je retrouvai mon cher couloir avec reconnaissance. Là, je dus cette fois me tenir debout, dans un équilibre fort instable, tandis qu'un glacial filet d'air mettait mes reins à la torture. Tout à côté de moi, impavides, deux montagnards du très Haut Jura, juchés sans façons sur leurs ballots de laine, fumaient la pipe d'une manière philosophique. Ils parlaient rarement et uniquement un patois à consonance francoespagnole. Leurs teints basanés, grêlés par la petite vérole, leurs traits rudes, leur voix rauque, leur flegme à la fois grossier et bon enfant disaient les mœurs d'un autre âge. Et de songer que là, dans la pénombre de l'aube, dans ce moderne bolide à boggies fendant l'air, je côtoyais peut-être les derniers spécimens de bergers « montagnons », bref, de frôler de tels hommes frustes et apparemment sereins, me plongea dans une sorte d'enchantement naïf qui me fit oublier, ou du moins atténuer, mon dos endolori.

A Mouchard, je quittai enfin l'express pour le rural omnibus de Lons-le-Saunier. Tandis que la machine préhistorique grimpait en ahanant vers Arbois, le jour se levait, pâle, plutôt gris, de bien tristes auspices pour débuter mes congés. Il n'empêche, le matin dans sa fraîcheur est toujours pour moi aimable. Un nouveau jour ? Une chance neuve. Accroché à la portière, je suivais avidement du regard le moindre détail du paysage. Les minuscules bourgs défilaient, encore appesantis sous la torpeur nocturne – Grozon, Poligny, St-Lothain, Passenans… - j'en souriais de plaisir ingénu et de gratitude. Paris n'était plus qu'un souvenir étriqué, une photographie jaunie, un précipité d'actions trépidantes et vaines. Ici, je retrouvais la nature, son calme, sa munificence, son hospitalité discrète : telle est ma vraie nature. Les champs s'éclairaient peu à peu, m'apparaissant encore plus immenses que l'été dernier, plus luxuriants : j'ai vingt ans dans quinze jours et jamais le monde aura été si plein de fleurs ! Et c'est cette conjonction qui me ravissait, m'étreignait le cœur, au point que cette miraculeuse harmonie enfin recouvrée - plus que l'air picotant de l'aube - a fait sourdre à mes yeux des larmes très douces.

Au sortir du tunnel de Passenans, le pays de Lons apparut au loin dans un halo de brume. Les collines émergeaient peu à peu dans la roseur de l'aube, tous ces lieux aimés qui s'arrondissaient et se veloutaient comme pour mieux accueillir l'enfant prodigue : Montciel, Montmiusard, Genezet… Un peu plus loin, je retrouvai Château-Châlon, le Pin, Montain. L'heure n'était plus à la songerie, l'impatience électrisait mes jambes. Toujours à la portière, le buste dangereusement penché dans le vide, humant l'air, les yeux clos, j'aurais volontiers henni d'allégresse si j'avais osé m'abandonner à cet instinct primaire. Les voyageurs, qui s'affairaient déjà au milieu de leurs cartons, devaient me prendre pour un minus habens.

Le train stoppe enfin dans des nuages de vapeur. Je suis hébété, légèrement vacillant. Sur le quai minuscule, deux silhouettes : Cécile et Geneviève. Elles agitent les bras. Quelle joie ! Et en même temps, je ressens un léger dégrisement. La famille apparaît, je ne m'appartiens plus et mon ivresse ferroviaire s'est déjà dissipée ! Je ne suis plus l'explorateur découvrant une contrée féerique ou le fringant journaliste venant enquêter sur la vie provinciale. Je ne suis que le grand frère qui va devoir sur-le-champ raconter et expliquer. Le même sentiment s'est d'ailleurs emparé de moi après les retrouvailles au château tout à l'heure. Dès que j'eus poussé la porte de ma chambre, une félicité teintée de regret, un sentiment d'irréalité. Stupeur devant le calme de la campagne et toute cette petite vie bourgeoise que je retrouvais si subitement après en avoir si longtemps rêvé.Allons ! Trêve d'introspection. Je dois, comme à l'accoutumée, sortir vite de ma torpeur mélancolique. Après avoir relu ma chronique du jour – qui, décidément, se conclut d'une manière plus cohérente que les annotations décousues du début – je vais m'organiser et orner ma chambre. Chaque fois que je débarque à Montclairgeau, j'aime reprendre possession des lieux et des objets, les caresser du regard et de la main, les soupeser, les disposer autrement, selon les idées nouvelles que j'apporte ici chaque été.

Dimanche 1er août 1920

Ce matin, cela m'a ennuyé formidablement d'aller à la grand-messe. L'esprit critique avec lequel j'ai suivi les inepties du sermon et l'ensemble de l'office m'ont prouvé combien sérieuse est la crise religieuse qui s'est déclarée chez moi depuis un mois. Je ne crois pas avoir perdu la foi, et je ne le désire pas, mais j'ai délaissé toute piété, et cela ne me reviendra sans doute plus. En tout cas, je suis sincère et je ne fais que suivre ce que me dicte ma conscience.

Aujourd'hui, faute d'occupations plus excitantes, j'ai rangé ma chambre toute la journée, éprouvant beaucoup de peine à faire tenir tant et tant de choses dans un espace si réduit.

Ce soir, je suis monté aux Tilleuls lire les premiers chapitres d'Atala, bien en harmonie avec mes sentiments actuels.


A SUIVRE