Mozart est un miracle. Et Schubert, quoi ? Une souffrance, une misère, un déchirement… Plus jeune, l'année même où je l'ai découvert je crois, et la musique avec lui (j'avais vingt-trois ans peut-être : toute ma vie s'en était trouvée bouleversée), j'ai rêvé d'un roman que je lui aurais consacré, ou à moi, comme une autobiographie en miroir, et j'avais pensé à deux titres, l'un sottement prétentieux ou recherché : Le jeune homme et la mort ; et l'autre, plus simple, plus vrai : Pauvre Franz. Mozart est un miracle, Beethoven est un combat ; et Schubert, quoi ? Franz, le pauvre Franz… Schubert est Schubert, et rien d'autre. Sa musique lui ressemble : elle est lui-même, fait musique ! On dira que c'est toujours vrai, mais non. La musique de Bach ne ressemble qu'à Dieu ; celle de Beethoven qu'à l'humanité. Et qui prétendrait – fût-ce Mozart lui-même –, qui oserait prétendre que la musique de Mozart lui ressemble ? Je ne dis rien de ceux qui font semblant de ressembler à leur propre musique, de tous ces romantiques qui posent, entre deux notes, pour les femmes ou pour l'éternité… Schubert ne pose pas. Il ne fait pas semblant d'être Schubert. Il s'en excuserait plutôt, du moins il fait tout pour que cela nous soit léger, sans rien qui pèse ou qui pose, comme dira Verlaine, et de fait c'est à lui qu'il fait penser parfois, avec davantage de profondeur, davantage de puissance, davantage d'ombre et de lumière, comme un Verlaine qui aurait le génie de Rimbaud, comme un Rimbaud qui aurait la simplicité de Verlaine… Je ne m'étonne pas qu'il soit inégalable dans les lieder : quel musicien plus poète ? Et pourtant le plus musicien de tous pourtant. On sait qu'il n'avait pas de piano et composait le plus souvent de tête, partageant avec Mozart presque seul, semble-t-il, ce privilège d'une facilité inouïe, qui n'a pas besoin de chercher ses notes ni même, cela impressionne fort les spécialistes, de les essayer… Il était à lui seul un piano suffisant, il faut croire, il devait avoir le chant absolu, comme d'autres ont l'oreille, et puis l'on n'a pas besoin, pour parler de soi, de toucher les cordes de je ne sais quel instrument… La douleur suffit. L'émotion suffit. De là peut-être cette authenticité sans égale, cette bonne foi désarmante et désarmée, cette candeur… Schubert compose comme on se confie à son meilleur ami, quand on en a un, sans phrases, sans grandiloquence, et cela fait, entre lui et nous, comme un secret partagé. Rien dans les mains, rien dans les poches : la musique nue, et au-delà même, très au-delà de toute impudeur… C'est comme la nudité d'un enfant, et pourtant c'est la nôtre. Chacun s'y reconnaît en le reconnaissant, lui, et c'est peut-être le vrai miracle schubertien, non par trop de lumière ou de pureté, comme chez Mozart (chacun vénérant en Mozart cela même dont il se sent incapable, comme on aime Dieu, dans la distance ou l'éblouissement), non pas trop de force ou de grandeur, comme chez Beethoven (chez qui nous admirons surtout ce qui nous dépasse, ce qui nous manque), mais par tant d'intimité, de fraternité, de proximité simple et vraie… La musique de Schubert ressemble à Schubert, et à nous tous. Comme l'enfance. Comme la solitude. Comme la mort. On dirait une confession, ou mieux (puisqu'elle ne s'adresse qu'à nous, sans prêtres, sans sacrements ni remords) une confidence, une longue confidence pour rien, pour la simple émotion de dire et d'écouter, comme un trop-plein de l'âme, un sanglot ou un sourire, et ce déchirement d'être ou d'aimer, juste avant de mourir, cette lenteur, cette langueur, cette solitude infinie…

Grandeur des humbles. Quelle candeur dans l'aveu, quelle pureté dans le chant ! Il semble qu'il ne se prenne jamais au sérieux, et que la gravité pourtant lui soit naturelle, comme à certains enfants, au point qu'il ne puisse jamais, même dans le jeu ou le divertissement, s'en défaire tout à fait… Qui mieux que lui a su dire l'échec de nos vies, leur à-peu-près, et pourtant leur insoutenable beauté ? Qui parle mieux à nos déceptions, à nos angoisses, à nos fatigues ? Et sans la moindre méchanceté jamais, sans la moindre rancœur, sans le moindre ressentiment (Schubert est à soi seul une réfutation de Nietzsche : il montre que la vraie grandeur n'est pas du côté de la volonté de puissance, mais du côté de la faiblesse avouée et pardonnée). La révolte n'est pas son fort, ni même le combat. Ou bien le combat a déjà eu lieu, déjà il a été perdu – ou gagné, cela revient au même. Pas de haine. Pas de colère. Douleur et douceur, miséricorde et paix. Notre vie ratée, gâchée, manquée, c'est cela que nous retrouvons chez Schubert, en même temps que la tendresse qui nous aide à le supporter. Dureté de la vie, douceur de Schubert. C'est comme une chanson triste qui console pourtant, ou qui apaise… Il y a de la jeune fille chez Schubert, et quelque chose aussi de maternel (la trace peut-être d'une enfance heureuse ?) et d'infiniment doux. Oui : la tendresse. On dirait que c'est lui qui nous écoute, que c'est nous qui chantons… Entre désolation et consolation. Entre détresse et caresse. On voudrait fermer les yeux et pleurer doucement. Schubert nous y autorise, sans honte ni pitié, et c'est un cadeau précieux. Paix sur terre à ceux qui souffrent : paix à tous !

Il n'y a pas à choisir, bien sûr, entre Mozart et Schubert – et pas davantage à oublier la leçon héroïque de Beethoven. Mais ni la grâce ni le courage ne suffisent : nous ne sommes pas des héros, ni des génies. Nous sommes des hommes ou des femmes ordinaires, autant dire, soyons francs, de petits enfants. Il a fallu grandir, et l'on ne peut. Aimer, et l'on ne sait. Être aimé ? Si nous l'étions, si nous pouvions l'être, Schubert nous ferait-il pleurer à ce point ?


André Comte-Sponville, Impromptus, Puf/Perspectives critiques, 1996.


Pour prolonger, cher(e) internaute, tu peux écouter 3 extraits de ma vidéothèque personnelle en copiant-collant le lien :
http://www.dailymotion.com/bookmarks/Bellinus/video/x5kyb3_ionkova-4_music