Sais-tu, ami(e) internaute, que 30 % du parc mondial des grues est concentré dans les Emirats Arabes Unis ! Chez nous, elles sont sagement posées sur la terre ferme ; à Dubaï, elles sont comme suspendues au-dessous du ciel, étrange ballet d'araignées voraces ! C'est tout un symbole : comme s'il fallait à tout prix gagner du temps, donc de l'argent, et conquérir non seulement les bornes du désert mais aussi la frange du firmament ! Se frayant un passage dans ce gigantesque chantier, des dizaines d'autoroutes à six voies ou davantage traversent de part en part la cité protéiforme pour buter soudain contre la mer dans un no mans' land fellinien ou se perdre sous une arche de métro aérien en construction. À Dubaï, « fou » est un mot trop convenu, trop faible ; « ouf » convient déjà mieux car il se niche dans ce vocable verlan une pointe de modernité et de trivialité. Idem pour « immeubles ». Même le mot « gratte ciel » est faiblard, il sent son bon vieux temps. À Dubaï, ce ne sont pas des immeubles ni des gratte-ciels, plutôt des fusées kitsch, des pièces montées, des loukoums empilés, des sondes aérospatiales. Il faudrait inventer un nouveau mot mariant le pittoresque au technologique, le féérique au mauvais goût. Des jeux de Lego toujours plus audacieux, toujours plus futiles dans leur dispendieux défi (pourquoi se priver de construire à coup de milliards de dirhams une arche en plein ciel aussi absurde qu'inutile ?), un amoncellement de châteaux de cartes (de crédit) tous plus tarabiscotés les uns que les autres, tous impitoyablement concurrents, génialement décadents, puzzle immense et déconcertant, comme si une clique de nouveaux Louis II à keffieh tiraient les ficelles planqués dans le QG de leurs banques multinationales. Comme elle est loin la tente de papa ! Ici, pas de nostalgie, pas même de fuite en avant, c'est encore trop lent !!! Car demain c'est déjà l'ultra avenir, et l'avenir, la post-post-post modernité. Quant à l'Homme… Les autochtones nantis ne sont que quelques points blancs épars. Ni femmes ni bambins en vue. Pas même des vieillards égrotants. Dubaï n'est pas une vieille civilisation rendant un culte au 4ème âge (sauf dans les hôtels de luxe) mais un univers qui a moins de trente ans, émergé par le miracle de l'or noir à la fois du désert et de la préhistoire. En ce jour férié (vendredi), partout déambulent des manuels venus d'Inde, du Pakistan, du Bengladesh, de plus loin encore (ici, plus de 200 nationalités !), des prolétaires mercenaires, rien que de jeunes et beaux mâles à la peau cuivrée qui semblent ignorer autant l'envie que la nostalgie. Pourtant, nul enfant ne leur est promis ici, nulle famille pour adoucir le week-end. Seul le faramineux pécule amassé et envoyé au pays. Dormez en paix, émirs, pas de Spartacus en vue car l'Histoire ne bégaie jamais. Place donc au futur ! Ainsi, Dubaï est ce chantier permanent, un défi incessant, un non-sens coulé dans le béton, le verre et l'aluminium et qui semble évacuer par sa démesure même, du moins aux yeux de l'étranger que je suis, fasciné et abasourdi, évacuer, dis-je, des questions aussi oiseuses et minables que celles-ci : pourquoi une ville ? Pour qui ? Pour quel “vivre ensemble” ? Pour quelle civilisation ? Pour quelle esthétique ? Pour quel art de vivre ? Pour quelle démocratie ? Ou, plus prosaïquement : pour quels acheteurs ces milliers d'appartements vides et inutilisés faute d'électricité suffisante, faute surtout d'acquéreurs du fait de la crise financière internationale. Poser ces questions (les premières questions, celles qui ont trait à l'éthique) paraît ici absolument obscène, provincial, décadent ! Dubaï est avant tout un délire spéculatif aussi angoissant que génial. C'est la Tour de Babel du XXIème siècle. Et elle ne semble pas prête de s'effondrer…
à moins que, le marasme aidant, elle finisse par ressembler à une friche suburbaine complètement pétrifiée et ensablée comme l'antique Gomorrhe.