Mercredi 5 novembre 1919

Ce matin, mes petites habitudes de départ pour le Collège ont été changées car on m'a adjoint comme compagnon assidu – ou plutôt compagne – la pétulante Béa qui va dorénavant faire son Droit à l'Institut Catholique, rue de Vaugirard, non loin de Stan. Avantage certain du point de vue alimentaire car je profite d'une nette amélioration de mon ordinaire pour le petit déjeuner. Inconvénients tout aussi certains, peut-être rédhibitoires : la lenteur de la demoiselle et son indigeste babil. Survivrai-je ? Mais je me sens plein d'indulgence d'autant que, pour son premier trajet, la jeune personne n'a pas eu de chance : elle a trébuché dans la première anfractuosité du trottoir et s'est étalée de tout son long. Heureusement, plus de peur que de mal et il paraît qu'un galant jeune homme s'est aussitôt précipité pour la relever. A vrai dire, je doute que le sauvetage se soit passé exactement de cette manière chevaleresque. Peut-être la rouée a-t-elle embelli la mésaventure pour transformer sa maladresse en providentielle conquête ? Moi, je ne cherche même plus à me rendre important aux yeux de quiconque tant est flagrante mon insignifiance.

En classe, épure douloureuse parce que non préparée la veille. Fureur rentrée du prof à laquelle je finis par m'habituer en faisant le dos rond. A partir de ce moment, le souci du seul but vient me hanter encore plus intensément, je serre les mâchoires et me blinde le cœur : tenir, tenir coûte que coûte… Mais voici qu'une nuance vient teinter mon héroïque détermination : et si la Marine Marchande convenait davantage à mon tempérament ? D'ailleurs, je ne suis pas le seul dans ce cas et plusieurs de mes condisciples y songent. Vives conversations à ce sujet en cour de récréation. Les uns sont de chauds partisans de cette alternative, d'autres en disent pis que pendre. Au milieu de tout ce verbiage, guère argumenté, où la passion irraisonnée l'emporte, je me sens hésitant, ballotté sans cesse d'une opinion à l'autre. En fait, cet avenir – tout avenir quel qu'il soit et auquel je m'arc-boute actuellement en toute hébétude – me semble brumeux et inaccessible. A mon âge, ne devrais-je pas vibrer et m'enthousiasmer ? Ne dit-on pas que vivre, c'est se projeter dans l'avenir ? Qu'à vingt ans le futur nous appartient ? « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait » répète souvent Bon Papa. En fait, je pense qu'il a tort. La vérité du proverbe n'éclate que dans l'inversion des termes. Je me sens réellement impuissant, en coupe réglée et sans pouvoir rien maîtriser ni déchiffrer. Une véritable purée de poix et un parcours à l'aveuglette. Même mon cher océan devient un paysage irréel et lointain, une pâle fantasmagorie. Et toujours cet isolement. Qui pourrait enfin m'écouter sans me juger ? M'accueillir tel que je suis ? Me consoler peut-être entre ses bras ? Chastement bien sûr, il ne s'agit que de réconfort. Mais aucune sirène en vue ni le moindre gabier de misaine. Je délire tout haut… Quel que soit le genre, il me semble que toute personne amie serait la bienvenue, tout confident vital, tout messager providentiel… J'ai eu ce soir, feuilletant rêveusement mes chroniques de l'été dernier, une brusque pensée pour cet hôte étrange que j'avais cru entrevoir dans le bois de St Loup. J'ai failli tout à l'heure relire certain texte un peu fou mais je m'en suis bien gardé. Trop tard cependant, le trouble a de nouveau germé. Il ne manquait plus que cela ! J'aurais bien dû effacer ce passage, comme j'en ai plus d'une fois eu l'intention. Mais je tiens tellement à une présentation impeccable de mon journal de bord, il y a déjà trop de corrections inélégantes qui en gâchent la lecture. Je ne me souviens même pas de son nom – Tristan ? Alban ?… – ni même du titre nobiliaire et grotesquement pompeux dont j'avais affublé mon mirage. Rien que d'y songer me met le feu aux joues. Faut-il que là encore je me singularise et me mette en péril ? (Peut-être cette fébrilité n'est-elle que l'avant-garde de ma maudite grippe ?) Même si je souffre chroniquement de cette « introspection romantique » tant suspectée par mon directeur de conscience et tante Sophie (s'ils savaient que j'écris mes chroniques depuis plus de quatre ans !), il me semble nécessaire de viser à mieux me connaître. A mes risques et périls. Parfois s'entrouvrent en moi – plus exactement pourraient s'entrouvrir et m'engloutir si je n'y veillais presque à chaque instant - des abysses monstrueux, un émoi impur dont jamais je ne pourrai me confier à quiconque, un puissant et indicible vertige sans nom et sans visage, juste un malaise, des images, une envie inavouée, comme un début d'ébriété. Dimanche dernier, sur les cimaises du Salon d'Automne…C'est une hydre sans aucun nom (mais il est, dit-on, des monstres adorables qu'on peut apprivoiser ?), un ennemi tapi en moi, languide, ensorceleur, et que je parviens pourtant à museler, surtout la nuit, car la fatigue m'assomme et je dors d'une traite. En tout cas, seule la solitude absolue où je croupis depuis octobre peut expliquer et excuser cette part d'ombre qui me ronge. Ce n'est peut-être après tout que l'autre face de mon incompétence intellectuelle, ce jeune homme noir qui me ressemble comme un frère. Mais est-il si important, si urgent d'arracher son masque ? Cette solitude n'excuse rien, je le crains, n'explique ni ne justifie rien, tant l'objet est inconvenant et impardonnable, parfois complaisamment entretenu, j'en ai peur, jusque dans mes héroïques contre-attaques… Dieu merci, la providence veille, - tout simplement la Grâce, dirait Poto – grâce à elle, ma volonté prend le dessus et s'il est un talent non dévoyé dont je peux m'enorgueillir, c'est bien celui-ci : cette maîtrise à laquelle je me suis tant exercé depuis tout petit et qui semble porter des fruits à l'âge d'homme, des fruits âpres mais néanmoins licites au jardin d'éden. Oh ! je n'ai nul mérite, même si je m'applique sans cesse et reste sur le qui vive : si abruti de travail que je consens à mon bagne, avec docilité la plupart du temps et même gratitude, au point que je ne pense à rien d'autre. Hors équations et maudites épures, je ne pense pas. Je ne suis que tension et attention. La discipline est ma règle de survie ; mon emploi du temps, mon unique continent ; la mathématique, ma seule et dévorante maîtresse, à la fois tyrannique et salutaire. Seul mon cerveau fermente tandis que mon corps est en jachère et mon cœur congelé. Unique consolation : l'escrime, mes chers cours d'escrime ! J'en suis encore tout moulu ce soir dans les jambes et le poignet mais là, du moins, j'existe pour de bon. « A la fin de l'envoi je touche », comme dit mon cher Cyrano, lui dont j'admire tant le panache et la sensibilité masquée.Pendant que j'écris tout ceci, bien embarrassé, à la fois fier de ma lucidité et honteux de ma fuite si bien élaborée, j'ai encore dans les oreilles l'incessante tergiversation au salon tout à l'heure : pour ou contre Cécile, pour ou contre notre famille, pour ou contre le choix de Stanislas, sans parler de ce « bled de Montclairgeau », de l'irresponsabilité de qui vous savez, de notre mauvaise éducation, le tout compensé par les mérites de la branche familiale parisienne malgré le peu de reconnaissance en retour etc.
Décidément, ma vie n'est pas gaie et mon sentiment d'abandon me glace jusqu'aux os.

P.S. Euréka ! Je viens de retrouver, après moult recherches les fameux vers de Rostand qui m'obsèdent depuis plusieurs jours (le passage était dans l'acte IV, alors que je le cherchais bêtement au début du deuxième, après avoir stupidement erré chez Racine !). Je l'échangerais contre cent tirades des nez ! Je ne sais pourquoi, quand je les lis à haute voix, ces vers me bouleversent à ce point. En tout cas, c'est la conclusion que je choisis pour ce triste soir d'automne :

Voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie,
On sent, - n'ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal ! –
Mille petits dégoûts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;
Et les manteaux de ducs traînent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degrés,
Du bruit d'illusions sèches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.


Jeudi 6 novembre 1919

Je suis allé seul à Notre-Dame des champs ce matin. Le métro manquait de tension électrique et allait de plus en plus lentement. Un vrai calvaire !Je ne songe plus à tirer ma révérence à l'Ecole Navale. Une réflexion de simple logique m'a démontré hier soir que mon unique devoir actuel était de poursuivre ce que j'avais à tort ou à raison commencé.

Toute la soirée, j'ai travaillé sans interruption à une dissertation française très ardue mais passionnante. Je vais tâcher de poursuivre mes efforts, même si je remarque chez moi depuis avant-hier des symptômes certains de fatigue : crampe au cœur, baisse de la vue et bref éblouissement à la lumière. Tante Sophie proclame bien sûr que je m'écoute, que je suis une petite nature et qu'il n'est pas sain de m'ausculter sans cesse, qu'oncle Léon à mon âge etc. Je vais essayer de ne plus lui parler de mes angoisses puisque je ne suis pas pris au sérieux. Il est bien vrai que je me couche trop tard et que je dors trop peu, et mal parfois. Mais le moyen de faire autrement avec tout le travail que j'ai sur les bras ?

Vendredi 7 novembre 1919

Ce matin, le lever et le départ pour Stan m'ont été très pénibles. La vie m'apparaissait profondément sombre et absurde. Néanmoins, ces sentiments n'ont pas eu de répercussion fâcheuse sur mes projets d'avenir. Et pourtant, j'ai souffert toute la journée d'affreux maux de tête, peut-être à cause de la chaleur malsaine du calorifère dans l'amphithéâtre de Physique. Toute l'après-midi, pendant trois heures d'affilée, nous avons composé en Mathématiques. Il s'agissait de problèmes de géométrie analytique. Composition sabotée bien entendu à cause de ma lenteur proverbiale. Inestimable dérivatif : pendant la récréation, nous sommes allés faire des exercices de manœuvre militaire pour entraîner les bizuths de Cyr ainsi que nos fistots, en prévision de la manifestation d'Austerlitz. Je me suis senti pour une fois presque heureux d'être là et fier d'être un aîné.

Je tire donc autre chose que du dépit et du découragement au soir d'une journée aussi mal commencée. A l'heure où je griffonne ces lignes, je crois enfin que je vaux un petit quelque chose et que j'ai peut-être en moi les moyens de mieux faire.

Samedi 8 novembre 1919

Proclamation des notes en classe de maths. Deux anciens sont collés par Poto. Quant à moi, je reçois un blâme à cause de mes résultats à l'oral. Il paraît que nous sommes d'incorrigibles paresseux, que nous ne fichons rien du matin au soir, que nous gâchons les talents semés en nous, etc. Toujours l'absurde rengaine !Violent chahut à l'étude du soir.

Boulevard Pereire, je dîne seul. A huit heures, on s'ébranle pour une soirée dansante chez Mimi Smithsan. Je ne suis pas invité à cause de mes piètres résultats. Une nouvelle injustice. Je feins une indifférence glaciale mais ne parviens pas à être insensible à ce remue-ménage mondain. Tante Sophie court-vêtue, poudrée, rajeunie était sans conteste ce soir la plus sémillante des trois ! Chaque invité devait apporter des sandwichs de sa propre création. Béa a imaginé des toasts aux épinards. Pouah !

Je vais jardiner un peu dans ma ridicule chambrette, tester un nouvel engrais puis relire au lit un bouquin d'Edgar Poe avant de me coucher. Nom d'un sacré Macaroni ! C'est ma façon, ce soir, de me révolter et d'étouffer sous l'édredon ces maudites mathématiques. Pas question que je révise. Quant à la grand-messe demain, mon état de santé m'en dispensera. Pour une fois, mon anémie a du bon et la logique s'impose : un sermon ce matin, ça suffit ! Un autre, tout aussi inepte, ne pourrait que faire monter la fièvre. Je me sens déjà un peu mieux : la pensée de mon impiété volontaire m'est un doux réconfort.


À SUIVRE