Dimanche 9 novembre 1919

Chère petite maman,

Je profite de cette après-midi très calme pour vous écrire cette lettre que je vais tâcher de rendre légère et optimiste. Je doute de mon talent en ce domaine. tant il m'est difficile de trafiquer la vérité, de l'embellir, même pour vous complaire et surtout vous rassurer.

Grande nouvelle, preuve qu'on prend soin ici des valeureux héros : on nous a vaccinés en début de semaine et la légère fièvre qui a suivi a achevé de me jeter sur le flanc. Hier soir, j'étais tellement exténué que j'avais des troubles de la vue et étais incapable de faire le moindre effort musculaire. Quant à mon cerveau, vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point il est lent et pesant !

L'abbé Peautonnier vous a, paraît-il, écrit que je me couchais trop tard. Il n'est pas très malin d'avoir déniché ce défaut supplémentaire car c'est moi-même qui l'ai avoué un jour au Censeur. Depuis, j'ai essayé de me coucher plus tôt. Mes résultats n'en ont pas moins été « médiocres » ou « très insatisfaisants ». Me voici à la fin du premier trimestre de ma seconde année de Marine. Toutes proportions gardées, j'en suis au même point que l'an dernier. Quant aux autres secteurs de mon existence, inutile d'en faire le moindre bilan puisque je n'ai pas la sensation ici de vivre. Je sais bien - on me le répète tant - qu'il faut consentir à des sacrifices pour préparer son avenir, mais une telle abnégation à mon âge est-elle viable ? Je me sens totalement desséché, anémié, ressemblant à mon cher hibiscus que je n'ai même pas pu sauver cet automne. Vous savez, chère maman, à quel point j'y tiens, lui donnant tous mes soins, attentif au moindre puceron, au moindre signe de sécheresse ! Tante Sophie me prodigue mille conseils, parfois contradictoires. Je la soupçonne même de venir arroser ma plante en douce. Les feuilles sont flapies, elles ont perdu leur beau vert brillant et plus la moindre fleur en trois semaines alors que, depuis la rentrée, la plante était forte et somptueuse. C'est à n'y rien comprendre ! Tel maître, telle fleur, notre duo s'étiole. Je sais, je vais vous paraître bien futile avec mes plantations ou mes collections de papillons, mais je n'y peux rien. Ce fragment de nature en plein Paris, quoique exotique, est ce qui me restait de ma belle campagne jurassienne ! Faudrait-il, pour être fidèle à ma noble vocation, m'attacher plutôt à quelque poisson rouge ? Rien que l'idée me fait frémir et la métaphore serait encore plus cruelle que ma fleur fanée : je tourne et retourne dans mon bocal et dois avoir, derrière le verre bombé, l'œil rond et l'air stupide d'un batracien !

J'ai bien peur que ces pâles essais d'humour vous ennuient. Puisque vous avez tant insisté dans votre dernière lettre, suite au long réquisitoire de Peautonnier, je veux bien tenter une fois encore de vous expliquer mon malaise pour tenter d'y remédier. En fait, je crois que je suis de la force d'un bon élève de 1ère année, mais ce n'est pas suffisant pour être reçu à Navale. D'ailleurs, cette année, le nombre de candidats étant supérieur à celui de l'an passé, la sélection sera forcément impitoyable. Vous savez que, sur une classe de 20 élèves, seulement 4 ou 5 sont reçus. Or, ma place oscille entre le 8ème et le 15ème rang et, loin de m'élever malgré mes efforts, je ne fais que chuter ! Je vois même passer devant moi des élèves de première année, des forts en math, des bœufs impavides louchant sur l'examen. Je n'ai guère envie de leur ressembler ! Il me faudrait un guide, un mentor, quelqu'un qui s'intéresse, non pas d'abord à la matricule ou à la note, mais à un certain Paul, quelqu'un qui m'encourage et croie un tantinet en moi. Avec mon nouveau professeur, il est inutile d'y songer. C'est un nerveux, un irascible, une jeune brute qui tape comme un sourd, n'admet pas qu'on soit faible en seconde année, ose devant tous me traiter de fainéant du matin au soir. Avec tous les autres éléments de seconde année qui, comme moi, n'ont pas le génie des mathématiques et souffrent aussi de cette déplorable lenteur au travail, nous formons une cohorte de désespérés, sans cesses collés, accablés d'avanies. Si, à Dieu ne plaise, je me résignais à ne faire que la Marine Marchande, tous me suivraient comme un seul homme (c'est ma seule consolation, je jouis d'une certaine influence sur mes camarades les plus infortunés). D'ailleurs, je pense qu'un événement pourrait prochainement tout décider. La classe 20 sera sûrement levée du 15 février eu premier mars. Un de mes camarades s'est informé auprès du Ministère de la Guerre et il lui a été répondu que, de façon irrévocable, toutes les demandes de sursis non formulées au moment du conseil de révision en 1918 ne seraient pas prises en considération. Or, la mienne tombe malencontreusement 15 jours après le conseil. Il est dons capital de se renseigner auprès de la Préfecture sur le résultat de ma demande. On m'a dit ici que la chose aboutira plus vite si on s'adresse à la Préfecture par l'intermédiaire du maire. Pouvez-vous lui en glisser un mot et solliciter son ambassade ? Il connaît bien notre famille et admire votre courage. Oh ! Faites-le pour moi, je vous en prie, je suis vraiment trop misérable et c'est ma dernière carte.Voici où j'en suis, ma pauvre maman. Même si vous pensez que je noircis à dessein le tableau pour me faire plaindre, la conclusion s'impose : je n'ai rien de rien pour réussir un concours si scientifique. Aucun maître digne de ce nom n'est là pour m'y aider, je ne peux compter que sur mes pauvres talents et sur un labeur acharné qui me tue le corps et l'esprit. Vous conviendrez que c'est un cercle vicieux et qu'il y a de quoi être démoralisé ! C'est d'autant plus désespérant que j'ai fini par acquérir la certitude que l'Ecole Navale est le but que je dois préférer à tout autre. Seuls les moyens me font défaut, ni le goût, je vous assure, ni la volonté. Le soutien également : comment mon professeur peut-il me seconder, s'il ne croit pas en moi, pire, s'il se défie et met en doute la moindre de mes capacités ? Il m'a déclaré dernièrement que j'avais toute mon éducation à refaire. J'en ai été blessé et humilié. J'espère qu'il ne pensait qu'aux mathématiques qui, je l'admets, ne sont pas ma voie. Mais sur tout le reste, je me sens sain et humainement équipé. Je crains toujours qu'on sache ici nos problèmes de famille, qu'on m'interroge sur qui vous savez… Les géniteurs ont une grande importance à Stan, surtout leurs mérites, leurs professions, leurs recommandations, sans même parler de la particule ! Décidément, mon hibiscus a plus de chance que moi et il n'en profite même pas : il a un tuteur, lui. Vous, chère maman, vous m'apportez votre amour (et moi, le tourment que je vous inflige en retour, pardonnez-moi). Sans doute tuteur et amour sont-ils nécessaires ensemble pour pouvoir croître et s'épanouir.

Maintenant, je vais tâcher, ne serait-ce que pour me racheter un peu, de vous parler d'autre chose : on connaît à présent le résultat de la radiographie de tante Suzanne. Elle a une lésion de la moelle épinière causée par la décalcification de deux vertèbres lombaires qui se sont écrasées sous le poids des autres vertèbres et, ce faisant, compriment la moelle et broient les nerfs intercostaux s'y rattachant. D'où les douleurs qui font hurler la malheureuse et des sortes de décharges électriques partout dans les jambes. Jusqu'à présent, elle a conservé sa tête, sauf la nuit où elle délire. Je suis allé lui rendre visite jeudi : elle baisse de façon lente et continue et ne lutte plus comme au début. Je ne crois pourtant pas à un dénouement prochain comme l'oncle Henri semble le croire. Dès les premiers symptômes, il l'a enterrée et s'est déjà occupé de l'héritage avec des lamentations de désespoir que je pense sincères dans le fond. Mais j'ai bien peur en tout cas que commence pour tante Suzy une période d'invalidité complète et d'indicibles souffrances précédant une mort lente à venir, quand tout ressort vital sera épuisé. Et dire que j'ose me plaindre ! C'est vraiment terrible. En tout cas, sauf miracle, son mal est inguérissable et ne peut qu'empirer. Si vous la voyiez, vous la reconnaîtriez à peine tant elle a vieilli. Au milieu de tout cela, des alertes incessantes, des allées et venues de médecins, d'oncles et de tantes, bref, le travail m'est impossible, toute concentration cuisante. Comment parvenir à m'isoler dans une atmosphère aussi nerveuse et délétère ? Paris n'est guère amusant dans ces conditions, au milieu de tous ces gens inquiets, avec d'assez fréquentes discussions avec tante Sophie qui croissent en âpreté. Dernièrement, elle m'a fait lire une lettre de qui vous savez, l'a accablé plus que nécessaire. Il n'est pas utile d'être blessant, ce me semble. Bref, j'ai eu avec elle une dispute très violente. Vous pensez si je suis dispos pour faire des maths ! Quant à l'oncle Michel, il se tue au travail pour nourrir sa famille, composée selon lui d'enfants dénaturés, menteurs, tapageurs, sans volonté etc. Son pessimisme croît de jour en jour. Vous savez qu'il est devenu neurasthénique en préparant jadis une Ecole Polytechnique pour laquelle il n'était à l'évidence pas doué. Gare qu'il n'en soit de même pour moi car mon énergie de réaction ne sera pas éternelle ! Mais j'ai promis, chère maman, de vous distraire n'est-ce pas ? Me voilà bien loin du compte. Cette nouvelle pourtant, un peu plus souriante : comme je n'ai guère l'occasion de danser avec les D*** chez leurs amis, je vais parfois entendre de la musique au Trianon Lyrique. J'ai découvert ainsi récemment Le petit Duc de Lecocq dont je suis revenu enchanté. Que c'est pétillant et frais ! Et néanmoins, de rester si longtemps et si mal assis me fatigue et m'échauffe la tête. Décidément, je ne serai jamais satisfait. Pendant les prochaines vacances de Noël – j'y songe déjà alors qu'elles sont si lointaines et si courtes – je compte bien tuer l'ennui en allant écouter d'autres opérettes, puisque vous ne tenez pas à moi et n'envisagez pas de me rappeler auprès de vous, même quelques jours. La musique est donc ma seule consolatrice ici et mon éducation artistique la seule chose de valable que j'ai faite l'an passé à Paris. Cette année, ce sera mon éducation musicale et théâtrale. C'est malheureux que je n'aie toujours pas d'instrument ! Car, vous l'ai-je déjà annoncé, j'aimerais me mettre au violoncelle. Il n'y a pas d'âge pour commencer, lorsqu'on aime, et la valeur n'attend pas le nombre des années. Le même instrument que lui, ce qui serait absurde ! Tante Sophie, dans ses bons jours, est tellement chauffée par mon enthousiasme de néophyte qu'elle paraîtrait toute disposée à me payer des leçons. Elle s'imagine même que, sur sa demande expresse, qui vous savez pourrait aller à Amélie-les-Bains rechercher son propre violoncelle pour moi ! Cette bonne action tardive et parfaitement incongrue me serait peu supportable. Dois-je vous avouer pourtant, chère maman, sans vouloir vous blesser car je connais ses torts immenses à votre égard, que je me prends parfois à rêver de ce conte de fée dans l'espoir que la belle Erato, ou plutôt Terpsichore, daigne accomplir pour son jeune adepte un tel prodige ! Après tout, Noël n'est plus très loin et on est en droit de rêver un peu, de revendiquer même à vingt ans son âme d'enfant, croire encore à la merveille des contes ou des mythes, ne trouvez-vous pas ? Vous souvenez-vous de ce castelet dont j'ai tant rêvé durant des mois, lorsque j'avais sept ou huit ans ? J'avais fini par découvrir, au pied du sapin, cet énorme et mystérieux paquet enrubanné ! Même si mes souvenirs sont déjà embrouillés, je me revois dans le grand salon, la famille était au complet, sauf Madeleine bien sûr, encore dans les choux ! Ce soir-là, devant la crèche, il avait refusé de jouer une bondieuserie de circonstance, préférant l'élégie de Fauré. Evidemment, tout le monde avait pleuré et vous en aviez été fâchée, refusant de l'accompagner au piano ! Je me suis alors précipité à la découverte de mes chères marionnettes, les essayant sur mes menottes, les agitant en tous sens, et, souvenez-vous, j'ai déclaré à la cantonade que ce serait mon futur métier, comme d'autres sont montreurs d'ours : aller de village en village et imaginer des spectacles pour les grandes personnes, des histoires de Guignol, de Carabosse et de pauvre orpheline abandonnée et retrouvée ! Du coup, tout le monde avait ri et embrassé l'enfant prodige !

Je vais devoir conclure sur cette douce et bien innocente songerie car je n'ai guère chaud, la salamandre est à nouveau en panne et j'ai dû renoncer à la cheminée à cause d'un tirage calamiteux qui enfumait ma chambre. J'ai consenti à emprunter la chaufferette de tante Sophie mais je me trouve un peu ridicule. J'espère que ce sacré vaccin, prétendument bénéfique, cessera de me provoquer fièvre et frissons. J'espère que vous allez tous bien là-bas. J'ai été enchanté d'apprendre que Geneviève n'est plus une cancre. Ce sera donc la gloire de la famille ! Elle a ce qui faut pour réussir, tout ce qui me manque : l'aplomb et la vitalité. Je ne suis pas fâché de pouvoir dire cela car on mettait ici la paresse de ma sœur en avant pour prouver qu'à Montclairgeau, on ne sait par diriger les enfants dans la bonne voie de l'instruction. J'allais omettre une très bonne nouvelle, vous voyez, je vous gâte : j'ai failli rencontrer un bon camarade à Paris. Nous nous sommes manqués au Salon d'Automne mais il connaît bien le Jura et il paraît que ce sera partie remise cet été. Pour une fois, je suis chanceux même si je dois ronger mon frein.

Cette fois, chère maman, je crois avoir tout dit, sans rien vous cacher. Je vous embrasse ainsi que mes petites sœurs chéries. Soyez indulgente pour votre grand fils qui peine tant à voir clair en lui-même et à vous donner en tous points satisfaction.

Votre pauvre et néanmoins courageux Paul


P.S. N'oubliez pas, je vous prie, la commission dont je vous ai chargé à propos de ma demande de sursis. Je vous en remercie sincèrement par avance. Je compte sur vous et vous prie de me pardonner cette démarche qui, de toutes façons, venant de vous, sera plus convaincante qu'un courrier de Paris.