ADIEU À LUCIEN

I

Mon fils est mort. J'adore, ô mon Dieu, votre loi.
Je vous offre les pleurs d'un cœur presque parjure ;
Vous châtiez bien fort et parferez la foi
Qu'alanguissait l'amour pour une créature.

Vous châtiez bien fort. Mon fils est mort, hélas !
Vous me l'aviez donné, voici que votre droite
Me le reprend à l'heure où mes pauvres pieds las
Réclamaient ce cher guide en cette route étroite.

Vous me l'aviez donné, vous me le reprenez :
Gloire à vous ! J'oubliais beaucoup trop votre gloire
Dans la langueur d'aimer mieux les trésors donnés
Que le Munificent de toute cette histoire.

Vous me l'aviez donné, je vous le rends très pur,
Tout pétri de vertu, d'amour et de simplesse.
C'est pourquoi, pardonnez, Terrible, à celui sur
Le cœur de qui, Dieu fort, sévit cette faiblesse.

Et laissez-moi pleurer et faites-moi bénir
L'élu dont vous voudrez certes que la prière
Rapproche un peu l'instant si bon de revenir
À lui dans Vous, Jésus, après ma mort dernière.


IV

J'ai la fureur d'aimer. Mon cœur si faible est fou.
N'importe quand, n'importe quel et n'importe où,
Qu'un éclair de beauté, de vertu, de vaillance
Luise, il s'y précipite, il y vole, il s'y lance,
Et, le temps d'une étreinte, il embrasse cent fois
L'être ou l'objet qu'il a poursuivi de son choix ;
Puis, quand l'illusion a replié son aile,
Il revient triste et seul bien souvent, mais fidèle,
Et laissant aux ingrats quelque chose de lui,
Sang ou chair. Mais, sans plus mourir dans son ennui,
Il embarque aussitôt pour l'île des Chimères
Et n'en apporte rien que des larmes amères
Qu'il savoure, et d'affreux désespoirs d'un instant,
Puis rembarque.
— Il est brusque et volontaire tant
Qu'en ses courses dans les infinis il arrive,
Navigateur têtu, qu'il va droit à la rive,
Sans plus s'inquiéter que s'il n'existait pas
De l'écueil proche qui met son esquif à bas.
Mais lui, fait de l'écueil un tremplin et dirige
Sa nage vers le bord. L'y voilà. Le prodige
Serait qu'il n'eût pas fait avidement le tour,
Du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au jour,
Et le tour et le tour encor du promontoire,
Et rien ! Pas d'arbres ni d'herbes, pas d'eau pour boire,
La faim, la soif, et les yeux brûlés du soleil,
Et nul vestige humain, et pas un cœur pareil !
Non pas à lui, — jamais il n'aura son semblable —
Mais un cœur d'homme, un cœur vivant, un cœur palpable,
Fût-il faux, fût-il lâche, un cœur ! quoi, pas un cœur !
Il attendra, sans rien perdre de sa vigueur
Que la fièvre soutient et l'amour encourage,
Qu'un bateau montre un bout de mât dans ce parage,
Et fera des signaux qui seront aperçus,
Tel il raisonne. Et puis fiez-vous là-dessus ! —
Un jour il restera non vu, l'étrange apôtre.
Mais que lui fait la mort, sinon celle d'un autre ?
Ah, ses morts ! Ah, ses morts, mais il est plus mort qu'eux !
Quelque fibre toujours de son esprit fougueux
Vit dans leur fosse et puise une tristesse douce ;
Il les aime comme un oiseau son nid de mousse ;
Leur mémoire est son cher oreiller, il y dort,
Il rêve d'eux, les voit, cause avec et n'en sort
Plein d'eux, que pour encor quelque effrayante affaire.
J'ai la fureur d'aimer. Qu'y faire ? Ah, laisser faire !


XVI

Ce portrait qui n'est pas ressemblant,
Qui fait roux tes cheveux noirs plutôt,
Qui fait rose ton teint brun plutôt,
Ce pastel, comme il est ressemblant !

Car il peint la beauté de ton âme,
La beauté de ton âme un peu sombre
Mais si claire au fond que, sur mon âme,
Il a raison de n'avoir pas d'ombre.

Tu n'étais pas beau dans le sens vil
Qu'il paraît qu'il faut pour plaire aux dames,
Et pourtant, de face et de profil,
Tu plaisais aux hommes comme aux femmes.

Ton nez certes n'était pas si droit,
Mais plus court qu'il n'est dans le pastel,
Mais plus vivant que dans le pastel,
Mais aussi long et droit que de droit.

Ta lèvre et son ombre de moustache
Fut rouge moins qu'en cette peinture
Où tu n'as pas du tout de moustache,
Mais c'est ta souriance si pure.

Ton port de cou n'était pas si dur,
Mais flexible, et d'un aigle et d'un cygne ;
Car ta fierté parfois primait sur
Ta douceur dive et ta grâce insigne.

Mais tes yeux, ah ! tes yeux, c'est bien eux,
Leur regard triste et gai, c'est bien lui,
Leur éclat apaisé, c'est bien lui,
Ces sourcils orageux, que c'est eux !

Ah ! portrait qu'en tous les lieux j'emporte
Où m'emporte une fausse espérance,
Ah, pastel spectre, te voir m'emporte
Où ? parmi tout, jouissance et transe !

Ô l'élu de Dieu, priez pour moi,
Toi qui sur terre étais mon bon ange ;
Car votre image, plein d'alme émoi,
Je la vénère d'un culte étrange.


XX

Si tu ne mourus pas entre mes bras,
Ce fut tout comme, et de ton agonie
J'en vis assez, ô détresse infinie !
Tu délirais, plus pâle que tes draps ;

Tu me tenais, d'une voix trop lucide,
Des propos doux et fous, « que j'étais mort,
Que c'était triste », et tu serrais très fort
Ma main tremblante, et regardais à vide ;

Je me tournais, n'en pouvant plus de pleurs,
Mais ta fièvre voulait suivre son thème,
Tu m'appelais par mon nom de baptême,
Puis ce fut tout, ô douleur des douleurs !

J'eusse en effet dû mourir à ta place,
Toi debout, là, présidant nos adieux !...
Je dis cela faute de dire mieux.
Et pardonnez, Dieu juste, à mon audace.


Paul Verlaine, Amour, Œuvres poétiques complètes, La Pléiade, 1965, pp. 443-464.