Quand Rimbaud est parti sans laisser d'adresse, Paul s'est retrouvé seul, à Rethel, avec la prison de Mons dans son dos. Il s'est assagi. On raconte qu'il se serait converti, là-bas, derrière les barreaux, en lisant le Catéchisme de persévérance de Mgr Gaume. Retour d'Angleterre où il a enseigné pendant deux longues années, il a trouvé un poste de professeur, français, anglais, histoire, au collège Notre-Dame.

Puisqu'il dort sagement chez les bons Pères, après ses cours, comme un apôtre dans sa barbe, qu'il ne boit plus qu'à l'heure des repas, après le bénédicité, de ce petit rouge qui ne vaut pas le vin de messe, qu'est-ce qui empêche qu'on le lui rende, son Georges, pour une heure ou deux, dites ? Mais non, rien à faire, Mathilde, réfugiée derrière le double rempart de la loi et de la famille, joue sa Madame Prudhomme.
Sale petite souris, qu'elle crève !

En 1878, Lucien est son élève. Ses dix-sept ans mutins et maigres, sa réelle / Intelligence, et la pureté vraiment belle / Que disaient et ses yeux et son geste et sa voix / Captivèrent mon cœur et dictèrent mon choix. Verlaine lui marque tout de suite sa préférence en lui infligeant des pensums. Pour la première fois, c'est lui, le faible, qui domine. Finies les humiliations de Rimbaud et de la prison, au diable Mathilde et sa chiennerie de famille ! Voici l'homme.

Mais Lucien n'est pas de taille à endosser l'habit de l'enfant qui voulait toujours aller plus vite et plus loin que le soleil. Arthur, vous savez bien, l'enragé de Charlepompe et de Stuttgarce. Tant pis.

Tant pis, on fera comme si, dans la douceur. On ira à Leundum, Lucien, dans les brouillards, on ira, dis, si tes parents sont baths, on ira vers tous les points du physique et moral univers, et merde à tous ceux une fois de plus qui crieront Sodome !

Si la chair, à trente-cinq ans, taraude à nouveau le vieux satyre pieux, et s'il fait ou non son amant du futé dadais, qu'est-ce que ça peut bien faire ? L'important est ailleurs.
Au-delà de ce délit d'amour où la tendresse est filiale et sans feinte l'innocence, il y a ce terrible besoin d'être aimé qui fait de Verlaine un être prêt à tout.
Pour Lucien, il commet l'impensable : il achète une ferme, il charge le fumier, il trait les vaches. Paul Verlaine, cultivateur à Juniville, près de Rethel. Que les rieurs rient, que les faux prophètes prophétisent et que ricanent les culs à fauteuils, Verlaine s'en moque bien. Quitte à devoir conclure au bout de quelques mois : Notre essai de culture eut une triste fin / Mais il fit mon délice un long temps et ma joie.

Mais à Paris, les choses ne vont pas mieux : en 1881, Sagesse paraît et disparaît dans un four. La notoriété du poète n'a pas résisté à l'absence : Verlaine ici n'est plus rien, pas même un simple employé de mairie, sa demande de réintégration à l'Hôtel de Ville vient de lui être refusée.
Lucien travaille à Ivry, Verlaine qui habite Boulogne, l'attend chaque dimanche à la gare d'Auteuil. Un matin d'avril 1883, il apprend l'affreuse nouvelle : Lucien, le cher enfant, vient de succomber à la fièvre typhoïde qui l'a terrassé quelques jours plus tôt. Il avait vingt-trois ans. Mon fils est mort, s'écrie-t-il, mon fils est mort, hélas !
Après l'enterrement, le pauvre « père adoptif » s'enfuit dans les Ardennes, s'enfouit au lieu-dit Malval, près du Coulommes cher à Lucien, et consacre au disparu le meilleur de sa plume. Amour est né, auquel il ajoutera des poèmes anciens ; il paraît chez Vanier en 1888.

Mon pauvre enfant, ta voix dans le bois de Boulogne !


Ce passage est extrait de « Verlaine d'ardoise et de pluie »(Folio) de Guy Goffette [voir mon blog du lundi 17 novembre dernier]. Quand j'ai reçu ce petit livre, à peine terminé, je l'ai recommencé. Encore, encore… jusqu'à plus soif. Un bijou, un trésor, l'une des plus belles merveilles de papier dévorées depuis des lustres. La prose poétique du grand écrivain belge est un enchantement et pour découvrir Verlaine c'est la plus belle introduction qui soit. Bref, à se procurer, si ce n'est déjà fait, toutes affaires cessantes.