FUMER VIVIFIE
Par Michel Bellin le samedi 29 novembre 2008, 08:00 - Lien permanent
Je me suis donc mis à fumer, de plus en plus, quoique raisonnablement. Je ne me sens pas (encore) dépendant, mais léger, euphorique, libre car je choisis mes meilleurs moments de bien-être et de disponibilité intérieure pour téter mes cigarillos parfumés à la vanille. Ce n'est donc pas un esclavage, juste un épicurisme de bon aloi : ces volutes bleues, ce geste élégant pour porter aux lèvres l'objet oblong, cette liberté souveraine de n'en déguster qu'un par jour, le malin plaisir de transgresser avec Robert, la saveur à la fois âcre et douceâtre, pour moi - outre que c'est un geste de liberté insolente (puisque fumer est de plus en plus politiquement incorrect) - c'est surtout un acte à portée philosophique : comme le tabac vanillé a un bon goût doux-amer, ainsi la vie a bon goût de bonheur éphémère… ainsi mon désespoir se fait badin et volatil… ainsi le bonheur est frelaté mais très momentanément et très provisoirement indispensable. Oui, la nicotine tue lentement et savoureusement, mais quelle importance ? dis-moi, puisque vivre, c'est perdre du terrain pour devenir un jour enfin cendre légère dispersée au vent et fumée bleue au Paradis des rêves clairs et immortels !
Et une fois de plus, c'est le Poète qui a raison (aujourd'hui Jules Laforgue) et non le politicien puritain et casse-couilles.
Et une fois de plus, c'est le Poète qui a raison (aujourd'hui Jules Laforgue) et non le politicien puritain et casse-couilles.
LA CIGARETTE
Oui, ce monde est bien plat ; quant à l'autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.
Allez, vivants, luttez, pauvres futures squelettes.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m'endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.
Et j'entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Où l'on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques.
Et puis, quand je m'éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le cœur plein d'une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie.
Jules Laforgue (1860-1887), Le Sanglot de la Terre
À noter que la forme choisie par Laforgue (mort à 27 ans) a des implications artistiques et idéologiques. Artistiquement, il s'oppose à l'étalage lyrique des sentiments (rien à voir avec le Spleen de Baudelaire) pour préférer l'expression grinçante d'un secret désespoir. La dissonance, la rupture des rythmes brisent l'excès de sentimentalité et favorisent l'autodérision. Idéologiquement, cette forme "décadente" fait de Laforgue un poète en rupture de ban, farouchement enraciné dans une solitude narquoise. En cela, par les temps désenchantés et grotesques qui sont les nôtres, Jules redevient très contemporain. Avec Verlaine et Goffette, c'est mon poète du moment.