LA CIGARETTE


Oui, ce monde est bien plat ; quant à l'autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futures squelettes.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m'endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.

Et j'entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Où l'on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques.

Et puis, quand je m'éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le cœur plein d'une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie.

Jules Laforgue (1860-1887), Le Sanglot de la Terre


À noter que la forme choisie par Laforgue (mort à 27 ans) a des implications artistiques et idéologiques. Artistiquement, il s'oppose à l'étalage lyrique des sentiments (rien à voir avec le Spleen de Baudelaire) pour préférer l'expression grinçante d'un secret désespoir. La dissonance, la rupture des rythmes brisent l'excès de sentimentalité et favorisent l'autodérision. Idéologiquement, cette forme "décadente" fait de Laforgue un poète en rupture de ban, farouchement enraciné dans une solitude narquoise. En cela, par les temps désenchantés et grotesques qui sont les nôtres, Jules redevient très contemporain. Avec Verlaine et Goffette, c'est mon poète du moment.