Dimanche 2 novembre 1919

Le refroidissement observé depuis quelques jours a eu son dénouement prévisible : la neige. Elle s'est mise à tomber tôt ce matin et a continué toute l'après-midi. A 4 heures, Paris avait subi une complète transformation de son décor : on est en plein hiver !

J'ai fainéanté jusqu'à 8 heures puis ai pris mon petit déjeuner avec la famille. Un peu de lecture ensuite avant de partir à la messe à la chapelle d'Orléans. Quelle tourmente de neige à la sortie ! Je ne sus comment interpréter ce phénomène : bourrasque salvatrice de la Grâce ou image de mon chamboulement intérieur ? Pour me changer les idées et éviter qu'elles ne tournent au noir, je suis allé faire une visite aux D*** et nous avons pu reprendre notre conversation de la veille. J'ai trouvé l'un en bras de chemise, l'autre en robe de chambre. C'était sans façons mais l'accueil de ce couple m'a fait du bien et nous avons devisé jusqu'à midi. Ils ont insisté pour me retenir à déjeuner et je me suis laissé convaincre assez facilement.En début d'après-midi, je me sentais apathique et porté vers une sombre méditation. Néanmoins, malgré les protestations en moi de l'entêté lapin de choux, ma curiosité m'entraîna à nouveau sous la neige. J'ai bravé le froid et la boue pour le Salon d'Automne. Là, hormis les quelques œuvres de Rodin, parfois incompréhensibles, je n'ai découvert rien de très remarquable. Les barbouillages impressionnistes, cubistes, futuristes, pointillistes ou autres étaient légions, les œuvres banales aussi. Seul a attiré durablement mon attention le triptyque de Lévy Dhurmer (la Symphonie héroïque, le masque de Beethoven, la Marche funèbre), bizarre transposition de sentiments un peu outrés. J'allais oublier deux paysages de forêt d'Arien Schultz, quelques toiles de Morisset ainsi que d'intéressants dessins à la plume et quelques sanguines d'un rendu remarquable. Comme toujours, beaucoup de bestiales nudités dont l'Art est absent. Malgré ma maîtrise, elles troublèrent mon attention, parasitèrent mon imagination… bref, détournèrent mon intérêt artistique au point que j'écourtai volontairement ma visite. Il faut dire qu'il règne dans ces vastes salles communiquant les unes avec les autres un froid perfide et mortel. Dans la rotonde centrale, c'en était insupportable !

En fait, j'étais venu avec l'espoir secret de retrouver Dady. Tel est le message que, sans doute imprudemment, j'avais décrypté : il ferait spécialement pour moi, depuis le Midi, le déplacement pour cette manifestation artistique car la peinture est sa passion. Malheureusement, tenaillé par le froid, errant au milieu des croûtes, j'ai eu beau dévisager les badauds qui encombraient les salles, pas de Dady ! Je n'ai pu dénicher nulle part cet irréel ami. Chaque fois que je déchiffre ses trop rares messages, c'est le jeune homme de seize ans que je tente de ressusciter, son visage, sa voix, son air mystérieux et tout ce qui nous rapprochait à St François : sa manière d'écrire, de ressentir les êtres et les choses et jusqu'à la plaisante calligraphie qui ornait sa signature au bas de ses messages secrets. Comme il doit avoir changé et grandi en deux ans ! Je ne peux jamais lui répondre (c'est sans doute plus sage) car il déménage souvent et je crois savoir qu'il n'y tiendrait pas. D'ailleurs, le pourrais-je, je ne trouverais sans doute pas la bonne tonalité pour ma missive… J'espérais naïvement que cette rencontre inespérée, sans cesse reportée, aurait lieu début novembre et serait forcément décisive. Doublement déçu, découragé même, sentant qu'avec cet air glacé je prenais le mal de la mort, je me suis enfui du Salon vers trois heures sans demander mon reste et je suis rentré mécontent et fort mal en point. Soirée réconfortante s'il en est : je me suis remis aux maths !Ainsi a passé cette seconde journée de vacances. Aussi ce soir, avec en toile de fond les tristes affaires de famille, je me sens plus que jamais enclin au cafard. Même la cheminée a été rebelle : bien que j'aie enfin obtenu la permission de faire du feu dans ma chambre, j'ai eu beaucoup de peine à l'allumer car le foyer n'est pas encore fait au feu. En attendant, ces quelques jours de vacances me laissent partagé : la simple perspective de la rentrée prochaine est pour moi une épouvante. Et pourtant, le seul fait d'avoir la tête désencombrée et le cœur potentiellement réchauffé m'empêchent d'être trop pessimiste. Tout reste possible, la chance peut advenir. Même la Marine reprend forme ! La preuve ? Derrière la fenêtre tout à l'heure, soulevant le rideau, j'ai imaginé une délicieuse et fascinante fantasmagorie : le boulevard immaculé était devenu un majestueux canal où levait l'ancre, tous fanaux allumés, grande vergue dressée, une imposante frégate. Et c'était moi, à la proue, qui dirigeais la manœuvre ! Spontanément me sont revenus à la mémoire les vers sublimes de mon poète de Besançon. Dans les rêveries sentimentales qui enfiévrèrent ma fin d'été, j'avais appris par cœur son Vieux marinier, bien que le texte soit long et les termes de marine techniques. Ce soir, ô miracle ! quelques vers de mon ami Nodier, comme aimantés par mon sursaut d'espoir, suffisent à me réchauffer le cœur. A nouveau posté derrière la fenêtre, j'aime les murmurer tout bas, tandis que je vois, oui, je vois réellement, le grand canal Pereire se jetant dans la mer !

C'est ainsi qu'apparaît l'Océan de la rade.
Le voyageur de mer est fou comme l'amant.
Tout visage nouveau lui paraît camarade,
Tout lougre, galion et tout poisson dorade,
Et tout roc diamant !

Lundi 3 novembre 1919

Me voilà à la fin du congé de la Toussaint. Ainsi que je l'avais prévu, ce répit a été un nouveau leurre : ces quelques jours ont passé si vite que je n'en ai pas vraiment profité.

Réveil ce matin sous la neige qui est tombée toute la nuit. Paris a déjà revêtu sa livrée d'hiver. Je ne saurais dire pourquoi, tout ce blanc à la fois m'émerveille et fait sourdre en moi une angoisse profonde. N'étant guère en forme, je suis resté toute la journée enfermé à la maison, au chaud, à tenter de me soigner mais je doute que mon oisiveté ait été un bon remède. Un peu de lecture, un brin de jardinage (ma plante d'intérieur végète, j'en ai bien peur) et toujours un malaise par anticipation : je me sentais déjà mal à la seule idée que, pas plus tard que demain, j'allais être à la merci de cette gadoue, de la cour glissante, de ce froid dans les salles de cours mal chauffées, de la cohue de jeunes gens hâbleurs et, surtout, de ce manque chronique d'exercice qui mine aussi sûrement ma santé que l'humidité glaciale de Stanislas. Je frissonne rien qu'en y songeant !J'ai été bloqué ce soir à la salle à manger puis au petit salon par la présence d'amies de Béa inconnues de moi. Trop de caquets, de coquetteries, de rires glapissants qui me mettent mal à l'aise. Apparemment, la présence du cousin de province n'a pas suscité un grand intérêt. J'ai aperçu par contre pour la première fois depuis la rentrée nos vis-à-vis, les S***, en particulier Yvonne, l'ancienne amie de Cécile. Elle est élégante, la taille bien prise, son visage est avenant mais elle a un je ne sais quoi de déplaisant au physique : c'est une grande blonde maigre trop affable pour ne pas être secrètement autoritaire. Elle s'est pourtant intéressée deux minutes à mes études. De toutes façons, s'il fallait choisir, seule une brune gracile emporterait mes suffrages.

Exceptionnellement ce soir, abrégeant une rédaction de chronique trop sommaire, je me sens plutôt d'humeur légère. Malgré l'effroi de la rentrée imminente et l'étau du froid hivernal, je me laisse envahir par de puissantes pensées d'avenir, la volonté de vaincre, la conviction que Paul le Conquérant va faire merveille.
Je doute pourtant que cela dure…

Mardi 4 novembre 1919

Et cela n'a pas duré en effet, pour une bonne raison : j'ai été repris de doutes terribles à propos de ma vocation. Conversation très instructive à ce sujet avec le grand Bigeaud qui en connaît un bout sur l'Ecole des Transatlantiques. Réflexions et analyses tournant vite à une sorte de « Que sais-je ? » obsédant sur fond de démoralisation profonde. Ce qu'il y a de terrible et de paradoxal, c'est qu'il n'existe qu'un seul remède à la neurasthénie : ne pas réfléchir. Et en même temps, j'y suis bien contraint puisque je dois trouver une solution, toujours reportée, au problème toujours lancinant du but de tant d'efforts désordonnés. Toute cette perplexité encore avivée par une leçon de maths piteusement séchée au tableau noir et la perspective de l'épure demain. Quelle détresse morale ! C'est vraiment Trafalgar.

A la maison, après dîner, Jean et Claudine ont débarqué sans crier gare. Une nouvelle fois, je n'ai donc pas pu travailler. Sinon, je ne suis pas fâché de cette soirée. Nous avons bavardé assez sérieusement, puis écouté de la musique et nous nous sommes même exercés au tango avec Béa en essayant de suivre les conseils avisés de Claudine. Quel fou rire à un moment ! J'en pleurais et je ressentais en moi une énergie et une légèreté oubliées depuis longtemps. La vie est vraiment excitante lorsqu'on virevolte au bras d'une jeune fille ! J'avais l'impression de ressusciter. De nouveau, le plein d'énergie, presque un excès de confiance en moi. Car, outre mes progrès éblouissants en danse de salon, Jean m'a réconforté par son opinion optimiste sur la Marine de Guerre, encore étayée par des récits militaires tirés des Contes du lundi. Bref, cette soirée inopinée est à marquer d'une pierre blanche : elle a réussi à me faire adorer ce que j'étais prêt à brûler une heure auparavant. Il faudra que je m'y fasse : je ne suis pas le champion du tango, mais du yo-yo !


A SUIVRE