(…) Improbable Liz… Inaccessible Liz adorée. C'est ainsi qu'on l'appelait, officiellement c'est Elisabeth. Tout droit débarquée d'Hollywood, elle était la plus prestigieuse star du moment. A quatorze ans, Julius était tout simplement tombé amoureux d'une étoile. A vrai dire, cet astre fatal n'avait qu'un rapport lointain avec l'univers céleste dont le clergeon était familier. En effet, la dame défrayait la chronique par ses coûteux caprices et ses flirts en cascades. Mais cette surenchère de passions et de scandales, loin de refroidir la flamme du jeune séminariste, la portait au contraire à un rare degré d'incandescence. Pour lui, Liz d'Egypte était l'unique, l'incomparable, son aurore boréale, sa divine Pharaonne.

Son regard d'améthyste, ombré de fard et pailleté d'or, l'envoûtait ; sa généreuse poitrine, offerte sous des tuniques vaporeuses, lui donnait des vertiges inconnus qu'il crayonnait imprudemment dans la marge de ses versions latines. Il avait imaginé, durant des nuits entières, la fameuse scène du bain où la star convalescente se prélasse dans une piscine d'encre bleue bardée de radiateurs. Il connaissait par le menu détail chacune de ses robes, une trentaine, dont la fabuleuse tunique en or filé qu'elle portait lors de son entrée dans Rome, le jeune Césarion à ses pieds. Il avait vécu avec fébrilité les mille avatars de la production : fièvre de Malte, pneumonie, intoxication, phlébite… tandis que des milliers de figurants grelottaient sous leurs cuirasses de carton. Même la gorge royale avait payé un tribut aux affres du tournage et le chaste Julius était à l'affût du stigmate palpitant sous le maquillage. Quant aux chiffres insensés du super péplum, ils s'enchaînaient dans sa mémoire en un crescendo litanique que l'adolescent psalmodiait avec délices : 160 statues, 15000 arcs, 26000 costumes, 150000 flèches… Rien n'était trop somptueux, rien n'était trop dispendieux pour l'élue de son cœur.

Mais ce qui fascinait le plus Julius – outre la beauté californienne de Cléo – c'était son incroyable inconstance, l'adéquation totale entre la vie et le rôle, amplifiée il est vrai par la voix gourmande des paparazzi. Il n'était question que de coups de foudre, de ruptures, de réconciliation sur fond de dollars, d'alcool et de carton-pâte. Une femme, Liz ? Plutôt une poudrière ! Julius allait jusqu'à enquêter dans la presse spécialisée pour y découvrir un cliché compromettant, une interview inédite, une anecdote corsée. Malgré ses performances en italien, il ne comprenait pas tout, mais le peu qu'il savait traduire (potins et foudres vaticanes réunis) lui confirmait, s'il en était besoin, l'importance capitale de l'enjeu.

Ebloui, grisé, surdocumenté, il avait décidé de se placer à son tour sur les rangs des prétendants. Bien sûr, ses chances étaient minimes puisque la dame n'avait alors d'yeux que pour le lieutenant de César (le Gallois au regard d'acier que le collégien trouvait hâbleur et balourd). Mais qu'importe la concurrence puisqu'en amour comme à la guerre, la valeur n'attend pas le nombre des années. C'est en tout cas ce que lui avaient enseigné ses chères Humanités et il se plaisait à mitonner Corneille à la sauce hollywoodienne.

Il risqua donc le tout pour le tout dans une lettre enamourée, une missive de feu pimentée de superlatifs et sans doute de quelques fautes d'orthographe. Comme le courrier était soigneusement épluché par Monsieur le Supérieur, il avait profité d'une leçon de piano pour le poster en ville – ce qui constituait une grave infraction. Puis les mois passèrent… Plusieurs mois. Pardi, c'est loin l'Amérique ! A moins qu'une secrétaire distraite… Et n'aurait-il pas dû faire traduire sa romance ? Julius n'osait imaginer le pire. Un jour enfin arriva un courrier de Los Angeles. Comment avait-il pu échapper à la vigilance de la censure ? Julius ne le sut jamais. L'amour fait des miracles… A l'intérieur de l'enveloppe air mail, juste une photographie en noir et blanc. Damned, qu'était-il arrivé à la divine ? Elle était méconnaissable : un tailleur strict surmonté d'un impossible chapeau cloche lui donnait un air guindé et lointain. Seuls les yeux et la bouche… mais le bistre était fade, la posture corsetée. L'âme s'était envolée ! Fort heureusement, rachetant l'impression d'ensemble, une inscription barrait le portrait, en gros caractères à l'encre bleue : THANK YOU. Mot magique, sublime hiéroglyphe (Julius ne connaissait pas l'anglais), inespéré Sésame ! Julius rangea aussitôt – non sans l'avoir d'abord furtivement baisé – le précieux talisman dans son porte-carte plastifié, au fond de la poche la plus profonde, la plus secrète. Chaque fois qu'il le désirait, qu'il en ressentait le besoin (surtout quand la morne grisaille de l'internat le prenait à la gorge), il n'avait qu'à poser la main sur son cœur et fermer les yeux : elle était là, au chaud, bien à lui, cette catin sublime qui le vengeait de cent madones frigides, lui rendait le goût de vivre et d'espérer l'Ailleurs.

Et puis, les saisons avaient passé… Un seul ibis, c'est bien connu, ne fait pas le printemps. Dans la poche intérieure du duffle-coat, l'image sainte s'écornait dangereusement, se craquelait chaque jour davantage, donnant à la déesse en civil un maintien de mormone décatie. A l'extérieur, le film-fleuve tarissait : les basses eaux de l'oubli ne charriaient plus que de rances potins. Sur les murs de la ville, l'Egyptienne s'effilochait, n'offrant plus aux passants blasés qu'un visage délavé de bruine, rongé par des réclames iconoclastes. Julius supportait mal une telle dégradation. Temps cruel ! pestait-il. Mode imbécile ! Foules volages ! Lui, du moins, resterait fidèle. Pari tenu. Aucune autre star ne viendrait détrôner son Egyptienne, ni la blonde Edmée, belle de nuit parmi les belles, ni la sauvage Joan du canyon aux potences, ni la fière Chimène à la grande bouche carmine.

Encore quelques mois… et le mirage allait s'effacer à jamais…


Le Messager, chapitre 12 (extrait), éditions H&O, 2003.


Résumé du roman : Julius est atteint d'une maladie incurable. Pour l'accompagner dans ses derniers moments, il met une annonce dans un journal pour trouver un jeune homme qui pourra accomplir quelques petites tâches et remplir sa solitude quelques heures par semaine dans son appartement parisien. L'élu sera Raphaël, un « petit gars » dévoué et pétillant de vie qui va se transformer en bon ange. Certes, il ne représente pas la grande beauté physique que Julius imaginait. Mais le vieux cynique découvrira une autre beauté, celle de l'intérieur, qui resplendira de toute sa force au fur et à mesure qu'ils se fréquenteront et se connaîtront en profondeur. Pour Julius, il n'est pas question de sexe, uniquement d'un besoin d'une présence amicale et affective à ses côtés. Au début, Julius, un intellectuel, un rationnel, ne partage aucun sentiment avec Raphaël. Cependant, lorsqu'il est seul, cloué sur son fauteuil ou son lit, le vieil homme reconstitue quelques bribes de son passé avec beaucoup d'émotions, surtout lorsqu'il se rappelle Martyn, son amant disparu. L'ange accompagnera malgré lui le malade vers un autre monde, dans la paix et la sérénité de l'âme, ce que Julius souhaitait ardemment et que Raphaël réalisera avec tact et générosité, presque à son corps défendant.