Don Paolo arrosait le potager ; il remplissait les seaux à la pompe et marchait le long des plates-bandes, y versant de l'eau. Il ne pouvait pas supporter que sa mère fasse ce travail fatigant, cela le chagrinait trop ; et bien que ce fût souvent, pour lui, une opération pénible et une perte de temps irritante, il s'y contraignait. Mais, ce samedi-là, ce travail ne lui coûtait aucun sacrifice ; il l'exécutait sans s'en rendre compte, machinalement.

Toujours machinalement, à un certain moment, il laissa les seaux pleins d'eau près d'une plate-bande et entra dans le cabinet dont la petite fenêtre, à demi masquée par les campanules, donnait sur les potagers encore baignés de lumière, avec leurs vignes dorées. De là, de cette campagne désormais silencieuse, on entendait un bourdonnement qui se rapprochait ; il paraissait encore éloigné, comme plongé dans un horizon marin ou alpestre, et ce bruit s'affaiblissait et se ravivait, dans des oscillations mélancoliques. Mais même s'il s'affaiblissait, il persistait toujours, là, dans le voisinage, sous le mur écaillé du cabinet et les tuteurs des jeunes vignes. Il devenait de plus en plus vif, et la guêpe apparut dans un dernier rayon de soleil, aussi luisante qu'une piécette d'or contre le cloaque et aussitôt, se cognant contre les murs, selon une courbe rigide, presque aveugle, folle, elle se replia vers la lumière grise des potagers où son bourdonnement se tut peu à peu. Mais il ne disparut pas de l'oreille de don Paolo, le frappant avec une telle force qu'il dut s'appuyer contre la paroi, une main sur le rebord de la petite fenêtre, comme pour éviter de tomber. Et il demeura ainsi quelques instants, les yeux fixant le vide ; puis, comme incapable de résister à un désespoir soudain, il se couvrit le visage de ses mains, sanglotant et essuyant de ses doigts des larmes brûlantes, qui jaillissaient à grand-peine.

Le bourdonnement de cette guêpe s'était répercuté d'été en été, tel un fil d'or qui reliait entre elles époques et circonstances pour en faire une seule époque, une seule circonstance, et devant cette échéance fatale, don Paolo avait perdu toute raison de se retenir. Contre le mur écaillé et poudreux, sa main errait, en quête d'un soutien effondré pour toujours, d'une raison qui, désormais, ne trouvait plus aucun sens.

Il était impossible, se disait don Paolo en pleurant, de résister encore une fois…

Combien de temps s'était écoulé depuis ce 1er août ? Une dizaine d'années peut-être ; à l'époque, don Paolo était un jeune garçon encore impubère. Mais ces jours-là, son existence allait connaître un tournant décisif : auparavant, il avait vécu comme n'importe quel gamin du village de M., sur les bords de l'Adige, troisième ou quatrième enfant d'une famille de paysans. Un jour, un de ses oncles, le frère de sa mère, était passé par M., et, ayant appris par hasard que Paolo n'avait jamais pris le train, il avait voulu l'emmener avec lui à S. pour quelques jours. Et puis S. était à moins de quinze ou vingt kilomètres du village, et c'était une petite ville de province.

Les parents de Paolo, un peu plus aisés financièrement que sa famille, se dirent, vu l'intelligence du garçon, qu'il pourrait étudier ; mais ils n'étaient pas assez riches pour l'entretenir ; et donc, grâce à toute une hiérarchie de connaissances – et parce que c'était une des familles les plus pieuses de la paroisse - , ils réussirent à le faire entrer au séminaire. Malgré son attachement exemplaire à l'église, son oncle pensait que Paolo pourrait étudier gratis et qu'il découvrirait ensuite, le moment voulu, que sa vocation n'était pas des plus solides. Mais ni l'oncle, ni le père du jeune garçon n'avait compté sur sa sensibilité. Une fois entré au séminaire, Paolo prit les choses tellement au sérieux qu'entre deux dépressions nerveuses, entre les bulletins scolaires et les heures de méditation, il devint l'un des séminaristes les plus passionnés et rigoureux.

S. n'était pas à plus de quinze ou vingt kilomètres du village de Paolo ; c'était une jolie petite ville, chef-lieu de la circonscription. Ces premiers jours passés à S. furent pour Paolo parmi les plus angoissants et les plus heureux de sa vie. D'un côté, il était atrocement embarrassé au milieu de toutes ces personnes inconnues ; de l'autre, c'était pour lui une joie totale, poignante, que de vivre ainsi, en découvrant une foule de choses ; des choses qu'il n'était en mesure de choisir ou de reconnaître qu'à ce moment-là. Il vivait dans une exaltation enfantine, avec son bagage d'idées trop absurdes ou trop réelles. Mais les deux ou trois événements qui se produisirent ces jours-là occupèrent une place à part dans ce bagage enfantin.Tout S. brûlait sous une silencieuse canicule, dans le calme de l'après-midi, et la seule voix, ensommeillée, était celle du fleuve d'un vert intense, profond qui, se divisant en trois ou quatre bras, traversait la cité. La blancheur des petits palais vénètes se détachait sur le ciel incolore, uniforme et métallique… Et Paolo, qui suivait le cours de ses pensées d'enfant, bien éloignées de cette heure et de ce lieu, marchait à travers les rues désertes, couvert de sueur. Sa chemise violette, ses pantalons clairs, ses cheveux rasés, tout était trempé de sueur ; mais son jeune âge l'empêchait de s'en soucier. Il examinait les portiques, les rebords des fenêtres, les filets de lumière ; il comptait les dalles du trottoir… Il se dirigeait vers un pont à l'écart sur le L., d'où il pourrait observer la profondeur de l'eau, et cela suscitait en lui un intérêt particulier, mêlé de fascination.

Une fois arrivé, il s'appuya au parapet, en plein soleil, et regarda en bas, jouissant du plaisir d'observer les irrégularités, dans le fond vert sombre du fleuve. Il s'amusa ainsi quelques minutes ; puis il releva la tête et, regardant autour de lui, remarqua un détail qui lui avait échappé : dans une rue latérale longeant le fleuve, mais très à l'écart, sous un bouquet d'acacias, s'élevait une vespasienne entourée par une paroi de tôle rougie par la rouille. La chose était nouvelle pour Paolo car dans son village il n'y en avait pas ; il se rapprocha donc et y pénétra, et il ne vit devant lui qu'une simple plaque de marbre jaunâtre, rendue humide par l'eau qui y ruisselait continuellement. Il régnait une odeur d'ammoniaque, intense et figée, et Paolo, aussi ému que s'il allait accomplir quelque chose d'interdit, s'apprêta à uriner dans ce lieu inconnu. Mais il entendit alors des voix qui se rapprochaient ; les deux hommes qui parlaient étaient déjà là, il ne pouvait plus sortir… Il dut rester à l'intérieur, entre les deux hommes et, tête basse, étourdi et tremblant, il attendit qu'ils sortent…

Lorsqu'il se retrouva devant le parapet du pont, de nouveau seul, libre, il s'aperçut qu'il était envahi par une émotion nouvelle, enivrante, spasmodique. Le fleuve coulait derrière lui, invisible, dans une sorte de faux silence, et il entendait à l'intérieur de lui-même, un bruit continuel et profond, comme un bruissement très intense. A douze ans, Paolo, comme tous les autres fils de gens modestes et de paysans, n'avait pas la naïveté de certains enfants de la bourgeoisie ; il avait déjà découvert, vers six ou sept ans, le plaisir qu'il pouvait procurer à son propre corps, chose que lui avait enseignée un de ses petits camarades, un jour où ils étaient allés en quête des nids, par une journée d'été déserte. Mais là, dans cette ville étrangère, sa pudeur avait subi un choc si inattendu et si violent que même ce « plaisir », différent de tout, lui parut chargé d'attraits plus violents. Il ne pouvait pas encore les déchiffrer ; il était simplement fasciné par eux, comme par une mer éclatante et pleine de rumeurs. Mais déjà, ses pensées l'enchaînaient selon un ordre pratique, précis… Il cherchait le moyen de se procurer à nouveau cette offense inquiétante à sa pudeur d'enfant… Et, tout naturellement, un plan se forma aussitôt dans son esprit sur lequel, depuis longtemps, s'étaient gravées les tentations et la curiosité face à cette atmosphère différente – celle des adultes, tout imprégnée de péché. Désormais, il feindrait d'observer le fleuve, attendant qu'un autre passant s'arrête devant la vespasienne et y entre…

Pendant deux jours, il consacra les premières heures de l'après-midi, désertes et brûlantes, à ourdir un va-et-vient entre cette vespasienne et une autre semblable, qu'il avait découverte près du marché : et c'est justement devant les marbres chauds et humides qu'il entendit souvent le bourdonnement des grosses mouches, des taons et de quelque guêpe errante.


Extrait de ROMANS (1948-1949), récit posthume de P. P. Pasolini.

Version française : « Douce et autres textes », trad. de l'italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2000.