Je faisais lire à un de mes camarades un article de revue où la Sorbonne était malmenée, à faire croire que tous ses professeurs sont sans idées et sans art, et tyrans avec cela. On reconnaissait des dents très jeunes, et un étudiant ingrat. Mon camarade me dit après avoir lu : « Bah ! nous étions ainsi. » C'est vrai.

Les hommes vieillissent presque tous ; je parle des esprits. Ils vont des aperçus aux idées, des idées aux faits, et tombent enfin dans l'histoire triste. Leurs élèves ont toujours vingt ans ; de là des malentendus car si vous offrez à cette jeunesse ce qui plaît aux vieillards, ils renverseront l'écuelle. Ou bien ce seront des momies de vingt ans, capables de coudre un morceau à l'autre, des ravaudeurs sans noblesse. Mais la plus florissante jeunesse veut d'autres idées, des avenues d'idées, des perspectives, des départs, de gais matins ; des marches, des airs à danser, du mouvement. A cet âge-là, on pense comme on jette le disque ; on réfute, on construit, on raisonne, on déraisonne ; on se trompe généreusement. Il le faut bien ; vous taillerez et vous dirigerez, oui ; mais il faut d'abord que les branches poussent. On va du confus au clair, la nature le veut ; et la vérité n'est jamais qu'une erreur redresse. Platon et Descartes sont des jeunes. Je veux bien qu'il n'en reste rien à la rigueur, ou presque rien ; mais ils plaisent par leur esprit d'aventure : ce sont des romans de l'esprit. Qui n'a point pensé avec eux risque de trouver sans avoir cherché : mal sans remède.

Que veut le vieillard parcimonieux, avec ses deux ou trois vérités en vitrine, et jouant du plumeau tout autour ? Rien n'est ennuyeux comme un herbier que l'on n'a pas fait. Eh bien partons, disent les jeunes, faisons l'herbier !Une idée est un moment et un passage. La mémoire ne garde que des mots, ou tout au plus de froides images. Cela s'ajustait si bien autrefois ; cela tombe en poussière maintenant. Qu'y manque-t-il donc ? D'être méconnaissable. Comment pourrais-je reconnaître dans le buisson la tige à trois feuilles que j'ai plantée ? Celui qui se relit manque de courage. De là ces cours où l'on meurt d'ennui ; ces secs historiens sont encore plus historiens qu'ils ne croient.

Pour enseigner bien, il faut être sans mémoire, et s'éveiller sans idées tous les matins. J'ai connu un de ces vieillards qui n'ont rien appris ; sous les vieux sourcils, on voit un œil d'enfant, comme une fleur sur un rocher. Tout lui est nouveau. Dès qu'il porte attention à quelque idée simple, vous diriez un vieil arbre qui reverdit. Une vie d'homme devrait ressembler à la vie des hommes, qui s'accroît par des naissances. Mais cette naïveté est rare, et n'est pas assez estimée. C'est pourquoi les ambitieux sont dans leur science comme dans une armure, et ne combattent que visière baissée. Les médiocres attendent que le vieux chevalier soit mort, et se logent dans l'armure à l'abri des coups de bâton. Nous autres, tapons toujours ; cela nous fera de bons bras !


26 septembre 1910


Alain, Propos d'un normand, 1906-1914, III, Gallimard, 1956.