Jeudi 30 octobre 1919

Voilà que j'ai bouclé la boucle : il y a tout juste un mois, à cette heure, je quittais, l'âme brisée, mon vieux Montclairgeau dans sa parure automnale. J'avais vu s'enfuir mon village aux cinq collines… et le sourire de Denise. Aujourd'hui, après ces tendres impressions, c'est bel et bien l'hiver, déjà, dans toute sa rigueur. Il a neigé dès le matin. C'est sous une tourmente de pluie et de neige mêlées que j'ai gagné la place Pereire, transi et transpercé jusqu'à la moelle. Dans le métro, autre déboire : les rames ne marchent qu'au ralenti et les ampoules ne donnent qu'un éclairage blafard. C'est sinistre, on dirait des bataillons de spectres. Quoique le Nord-Sud fonctionne à peu près bien, je suis arrivé une nouvelle fois en retard à Stan et j'ai préféré avertir le censeur de mes mésaventures souterraines. Il n'a d'ailleurs pas eu l'air surpris.

Je me sens un peu mieux aujourd'hui et le cafard ne semble pas avoir prise sur moi pour le moment. Il s'en faut de peu, tant ma composition de physique a été une cruelle déconvenue. Toujours cette nervosité et cette lenteur au travail qui sabotent mes meilleures intentions. A midi, le métro se traînait toujours aussi lamentablement. J'ai dû déjeuner seul. Vers deux heures, Béa est sortie avec tante Sophie pour connaître à la Sorbonne le résultat de son écrit et, le cas échéant, sa convocation pour l'oral. Je ne me voyais pas rester seul enfermé entre quatre murs. Aussi, malgré le temps froid et pluvieux, me suis-je enfin décidé à cette visite des Arts et Métiers que je remets sans cesse. Encore l'épreuve du métro puis un eldorado assez terne, manquant singulièrement de chaleur et de vie. Durant une heure, j'ai déambulé, presque seul, dans de vastes salles remplies d'appareils variés, plus compliqués les uns que les autres, très intéressants certes pour un spécialiste mais assez rebutants pour un néophyte, malgré mes études scientifiques toutes théoriques. D'ailleurs, la clarté était si aléatoire, les salles du rez-de-chaussée si mal éclairées, que le moindre appareil dans sa vitrine devenait un rébus indéchiffrable dans un enchevêtrement de pièces, volants, ressorts, leviers et roues crantées. La pénombre rendait le génie humain aussi fascinant qu'impénétrable, d'une technologie glacée. Détail à noter : ce qui a le plus attiré mon attention – en dehors, bien entendu, des objets se rapportant au remorquage, renflouage ou sauvetage en mer – ce sont les salles d'industrie agricole avec les faneuses-lieuses et autres batteuses. Je retrouvais mes chers monstres de l'été dernier mais, exilées des champs de blé et de la lumière d'août, ces machines paraissaient ici figées et inutiles. Je me suis attardé aussi sur des plans de drainage et la reconstitution fort réussie d'une rizière de Cochinchine.

Il était temps de rentrer et de faire un détour chez le coiffeur où j'avais rendez-vous à cinq heures précises. J'ai eu bien du mal à lui faire admettre de ne pas désépaissir ni trop raccourcir mes cheveux. J'aimerais tant ressembler à Arthur, sa bouderie ébouriffée sous le pinceau de Fantin-Latour. J'ai à peu près la même implantation de cheveux et j'adore prendre son air sauvage, même si cette désinvolture fait hurler tante Sophie. Dommage que la poésie - je ne parle pas du génie ! - ne puisse pas s'imiter aussi aisément qu'un costume seyant ou qu'une coupe de cheveux ! D'ailleurs, revenant du salon de coiffure jusqu'au boulevard Pereire, longeant tristement la grille du chemin de fer de ceinture en m'efforçant de ne regarder rien ni personne, c'est ce que je déplorais in petto : ce cruel déficit de poésie à notre époque. Partout en hiver la ville étale sa lèpre : rues lugubres, passants moroses, visages fermés, affiches obsédantes, réclames ineptes, vapeurs grises déformant les façades des immeubles sinistres. Jamais, autant que ce soir, je n'ai ressenti avec une telle intensité mélancolique la fin prochaine de l'année, la succession absurde des saisons que nulle poésie n'embellit ici alors qu'elle éclate partout dans mon pays, mes forêts, mon ciel, mes collines, jusqu'aux façades des maisons, et chez les villageois aussi. Ah ! mon Etoile !

J'ai été tellement attristé et égaré dans mes souvenirs qu'à un moment, je me suis trompé de chemin, prenant inconsciemment la direction du Parc Monceau ! Là survit une nature domestiquée. C'est à pleurer. C'est à enrager de voir l'homme moderne si doué pour les machines et si ingrat pour sa terre nourricière. Et moi, si exilé, si lourd ; ils me contaminent tous… Ah ! Plutôt partir, lever l'ancre, cingler vers ma lumière, me noyer dans cet or… Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : l'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes. O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !


Vendredi 31 octobre 1919. Vivent les vacances !

Lever glacial et pénible, allégé cependant par cette pensée réconfortante : ce soir, les congés ! Trois ridicules petites journées, toujours bonnes à savourer pourtant.

Ce matin, à l'amphithéâtre, intéressantes expériences d'optique sur les lentilles (méthodes de Bessel et distances focales avec Silbermann). Dernière classe de maths. Ouf ! A midi, avant que notre groupe de bavards incorrigibles se sépare, nouvelle discussion à propos de notre avenir : marine de guerre ou marine marchande ? Personnellement, je ne parviens pas à trancher, sans cesse naviguant entre des prévisions optimistes et de sinistres pressentiments. Et dans les deux cas, toujours aucun choix. Entre les deux, mon cœur balance quand il ne sombre pas corps et bien. Durant ces vacances de Toussaint, j'ai donc résolu de considérer ce problème d'orientation d'une manière logique et définitive. Il faut à tout prix que le 3 novembre au soir, tout soit clair dans ma pauvre caboche : une solution pratique à mettre en œuvre sans plus tarder.

Avant de rejoindre sous l'édredon Stevenson et son Treasme Island, courte effusion poétique (trop romantique pour être honnête, persiflerait Poto s'il m'entendait) :« Dernier jour du mois d'octobre, derniers feuillages, nostalgie mordorée, ultime nuit d'automne en robe surannée, Paul vous salue ! »


Toussaint 1er novembre 1919

C'était mon premier jour de congé. Enfin ! En cet honneur, j'ai fait la grasse matinée jusqu'à 8 heures. Ah ! le plaisir de rester sous les couvertures, à se faire du chaud avec les souvenirs ! J'ai ensuite apprécié le petit déjeuner pris en famille, ce qui n'arrive ici que très rarement.

Le froid a encore augmenté. C'est l'hiver, dans toute son horreur en ville. Sortir n'est plus tenable tant le froid pince tandis que la bise vous déshabille à l'angle des boulevards.

Malgré ce temps glacial, je suis allé à la grand-messe à St François de Sales. Je n'avais pas entendu depuis longtemps de la bonne musique religieuse et j'ai été plutôt satisfait des chants et des duos d'orgue et de violon, en particulier une belle transcription pour ces deux instruments d'un prélude de Franck. En fait, c'est surtout cela qui m'attire dans le christianisme, cette émotion esthétique, l'alliage profond entre la musique et mes états d'âme. Tout le reste, le décorum, les dogmes et surtout les interminables sermons me laissent plutôt froid. D'ailleurs, toujours à propos de rigueur hivernale, l'église en avait pris aujourd'hui le contre-pied, déjà une atmosphère chaude et familiale, telle qu'en offrent les offices religieux durant le temps de Noël. Cette anticipation m'a semblé à la fois étrange et d'une grande douceur.

Le temps était décidément si peu clément que je suis rentré directement à la maison. Durant le trajet, peut-être encore sous l'effet de l'émotion religieuse et de certaines harmonies musicales qui m'avaient tant bouleversé, je me suis interrogé sur des tas de questions personnelles sans trouver le moindre début de réponse. Sitôt arrivé, je voulais me replonger dans mon cher Stevenson, mais beaucoup de monde se pressait boulevard Pereire, tante Zette et les gosses ainsi que ce raseur de Michel « trop bien dressé » qui m'insupporte. J'ai prétexté ma migraine des grands jours et me suis exilé dans ma chambre. Après le déjeuner, même déconvenue : je comptais reprendre ma lecture au salon, près du calorifère (qui commence enfin à chauffer !) mais l'oncle Henri a débarqué ainsi que Raymond G*** plus enragé que jamais avec son Action Française. Il trouva moyen de nous taper d'une somme totale de 16 francs. J'ai honte d'avouer que, pour avoir la paix et ne pas m'exposer à une discussion interminable, je me suis fendu d'une obole de 1 franc, à l'encontre de mes opinions véritables. Une fois encore, par excès de timidité ou de convenance familiale, je me suis aligné d'une manière indigne et je ne parviens pas à être moi-même, de manière naturelle et vraie. Il n'y a guère que lorsque j'ouvre mon cher cahier que je me dépeins tel que je suis, peut-être d'ailleurs avec un excès de sévérité. La vérité doit être dans un juste milieu et, précisément, ce Michel belliqueux et bavard ne connaît guère la nuance en matière de nationalisme. In medio stat virtus, comme nous répète souvent avec componction le brave Poto.Cette après-midi, nous étions invités à une réunion de danse entre amis. Tandis que les adultes péroraient inlassablement, avec un parfum de mélancolie un peu convenue en ce jour de Toussaint, nous, les jeunes gens, nous nous livrions à nos exercices habituels de tango, fox-trot, boston, etc. Plus ou moins adroitement et esthétiquement d'ailleurs, tantôt au son d'un phonographe un peu poussif – ce qui manquait de charme – tantôt sur un véritable air de danse joué au piano.

Malheureusement, c'est Claudine qui était presque tout le temps la « tapeuse de notes », si bien que je dus me contenter comme cavalières de Béa et de l'anguleuse Yvonne, notre nouvelle voisine. Je n'ai pu faire que deux one-step avec Claudine dont le plus grand plaisir était de bousculer les autres danseurs au lieu de s'appliquer. A un moment, nous organisâmes un jazz-band furieux. C'est très facile et du plus bel effet : il suffit de plaquer des feuilles de papier contre les cordes de l'instrument ouvert sur le devant, la pianiste déchaînée en tire des sons rauques tandis que tous les autres battent frénétiquement la mesure en heurtant des cuillères l'une contre l'autre. Quel beau charivari ! Mais ce remue-ménage est vite devenu fastidieux. Nous avons alors essayé de faire une farandole, assez peu réussie, d'autant plus qu'un guéridon fut renversé et un bibelot cassé. Un peu plus tard, étant allé me recoiffer, j'assistai à une scène de larmes de la bonne comparaissant devant sa plantureuse maîtresse, sans doute à propos d'une autre broutille. Je trouvai cette algarade outrée et déplacée. Après avoir peiné à nous divertir dans le salon (orné d'ailleurs avec peu de goût), nous nous bousculâmes quelques instant sur le balcon pour prendre l'air. Dans la nuit déjà noire, on apercevait sur la place des Ternes des myriades de lumières, autos, tramways, bicyclettes, taxis, toute une foule trépidante se frayant un chemin dans la giboulée glaciale : un affolement, un tourbillon incessant, un écrasement de gens revenant par milliers des cimetières environnants. Ah ! Paris… Et dire qu'avec deux lettres de plus, certains prétendent en faire un Paradis !

Je suis rentré vers 7 heures, toujours agité de sentiments contradictoires : satisfaction de moi-même pour m'être fort bien débrouillé en danse, dépit d'avoir si peu vu Claudine qui d'ailleurs n'avait guère ouvert la bouche sinon pour rire plutôt bêtement. Je me suis surtout senti tellement mesquin physiquement, emprunté dans mon corps et le moindre de mes gestes, alors que d'autres jeunes hommes, même moins âgés que moi, ne sont qu'aisance et séduction. Et puis, toujours le même sentiment qui gâche le moindre de mes plaisirs lorsque je m'aperçois, angoissé, que chaque fête touche déjà à sa fin, que tout passe et m'emporte, et que vivre, en définitive, c'est perdre du terrain et finir bien pitoyablement, comme le rappelle cette fête de nos chers et desséchés défunts éclipsant la gloire des Saints immortels.

Après dîner, je continuais paisiblement ma lecture au salon, vers dix heures du soir, lorsque éclata un drame : tante Sophie déboula en brandissant une lettre qu'elle venait de décacheter. On lui avait écrit de Montclairgeau pour lui reprocher je ne sais quelle négligence à propos de Cécile. Je compris tout de suite que ce devait être un courrier maladroit, plein de sous-entendus, et surtout présentant les événements, non pas tels qu'ils s'étaient déroulés mais tels que ma sœur les avait présentés. Tante Sophie me fit son grand numéro de parente outragée, jurant ses grands dieux et tous les saints du Paradis (ce qui était une légitime protection en un jour pareil) que jamais, jamais l'ingrate Cécile ne remettrait les pieds à Paris. Je laissai passer l'orage. Seule consolation : on m'affirma que nul ici ne m'en voulait puisque je suis, moi, « sérieux et travailleur ». Ouf ! Je l'ai échappé belle. Bref, cette scène de tragédie ponctuée de cris et de larmes, me laissa un peu désemparé, partagé entre le dédain et la compassion pour ma tante, mon affection pour ma sœur et mes reproches envers celle qui n'en fera jamais d'autres avec ses incessantes histoires !

Je me suis finalement retrouvé seul dans ma chambre. Adieu Stevenson ! Je n'avais plus le goût à la lecture. Faisant retour sur moi-même, non sans quelque déplaisir, j'ai enfin compris pourquoi je m'étais posé un amas de questions en revenant de la messe. Pourquoi la religion me touche-t-elle plus par son mystère que par ses vérités ? Pourquoi je ne sais pas savourer la vie légèrement comme tant d'autres ? Pourquoi tant de choses qui divertissent les garçons modernes de mon âge me paraissent enfantines et me laissent de glace ?… Je crois que je viens de comprendre, ce soir. C'est que ma jeunesse fut unique, unique ma solitude, unique ma tristesse, alimentées de surcroît par l'absence de qui vous savez, les désaccords familiaux, les sournoiseries du monde autour de notre pauvre famille alors que la gêne, malgré les grands airs et les restes de dorure, ne cesse de proliférer comme une rouille malfaisante. Oui, j'ai été sans cesse écorché vif dans mon enfance, frustré du bonheur d'aimer, humilié dans mon respect pour celui vers qui la nature devait me porter. C'est pourquoi, je pense, je ne sais ni ne puis plaire à la plupart des jeunes gens d'aujourd'hui, filles ou garçons. Car le sérieux n'attire pas la jeunesse : ma maturité précoce est une bravade, ma tristesse une infirmité.


A SUIVRE