Qui n'a eu ses moments de grâce ou de jubilation ? Ses matins triomphants ? Ses soirées radieuses ? Le fait est que nous vivons, que nous faisons des enfants, et cela donne tort aux grincheux. Le suicide reste l'exception, qui ne prouve guère. Ce n'est pas la vie que l'on refuse ; c'est la souffrance, c'est la vieillesse, c'est la maladie, c'est l'isolement… Ce n'est pas le bonheur que l'on méprise ; c'est le malheur que l'on fuit. « Tous les hommes recherchent d'être heureux, disait Pascal, jusqu'à ceux qui vont se pendre. » Ils se tuent pour ne plus souffrir, pour n'être plus malheureux. C'est chercher encore le bonheur, puisque c'est fuir le malheur. Le suicide n'échappe pas au principe de plaisir, et c'est ce qu'Alain, dans une autre langue, nous aide à comprendre. On ne met fin à ses jours que par souffrance ou tristesse : nul ne quitterait volontairement une vie simplement passable, et cela en dit long sur le suicide et sur la vie. Faut-il dire avec Spinoza qu'on ne se suicide que pour des causes extérieures, fussent-elles intériorisées ? Je ne sais. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est qu'il faut des raisons fortes pour mourir, pour vouloir mourir. Bonnes ou mauvaises, internes ou externes, c'est une autre histoire. Mais plus fortes que la vie, plus fortes que le corps, qui résiste, plus fortes que l'âme, qui n'est que cette résistance en acte. Qui se suiciderait sans raisons ? C'est qu'il serait malade, et cela fait une raison bien forte. La dépression est une maladie, comme chacun sait, qui peut être mortelle. Mais que prouve-t-elle contre la santé ? contre la vie ? contre le bonheur ? Quant au suicide philosophique… Camus, qui en fit son point de départ (« le seul problème philosophique vraiment sérieux », écrivait-il dans les premières lignes du Mythe d Sisyphe), ne s'y est guère arrêté, et il fit bien. L'absurde mène plutôt à un traité du bonheur, c'est ce qu'expliquent les dernières pages du même livre, à l'affrontement avec le réel, à l'affirmation simple de l'existence. Pourquoi vivre ? Ce n'est pas la question. Autant se demander pourquoi être heureux, pourquoi jouir et se réjouir. La vie répond à notre place, le plaisir répond à notre place, ou plutôt il n'y a pas de question, pas de réponse, et c'est la vie même. Alogos, disait Epicure : sans raison, sans discours, et n'en ayant pas besoin. Sagesse du corps : sagesse du plaisir. Il faut des raisons fortes pour vouloir la mort, puisque le corps la refuse. Mais on n'a pas besoin de raisons pour vivre, ou une seule suffit, qui n'en est pas une : on vit pour le plaisir, et parce que vivre en est un.

Mais pourquoi alors vivons-nous si peu, si mal ? Pourquoi cette tristesse, si souvent, ce dégoût, cette lassitude, cette amertume ? Cela peut varier, d'individu à individu, et cela varie en effet. Des goûts et des couleurs… Je ne voudrais pas ériger mon tempérament en système. Qui se choisit ? Et quel sens y aurait-il, en ces matières, à prétendre avoir raison ? Le corps commande, peut-être, ou l'enfance, ou l'inconscient, ou le hasard des rencontres et des deuils… Mais faut-il pour autant renoncer à penser ? Il se trouve que j'aime peu les fraises et que la bière davantage me réjouit. Point tant à cause de l'alcool : on en fait maintenant d'acceptables qui n'en contiennent pas, dont l'amertume presque également m'agrée. La bière au goût de mort ; la bière au goût de réel. Et j'aimais aussi le tabac, je crois bien, je l'aime encore, pour ce goût âcre dans la bouche ou les poumons… Si je prends ces exemples, c'est que j'y vois autre chose que de simples contingences gustatives. Une vérité peut-être se joue là, ou se cherche, dans ces saveurs d'amertume. Lucrèce ne comparait-il pas déjà la vérité à un breuvage trop amer, qu'il fallait dissimuler d'abord, pour ne pas effrayer l'ignorant, en enduisant les bords de la coupe « d'un miel blond et sucré » ? Ainsi font les médecins, expliquait-il, pour faire avaler leurs remèdes aux enfants. Ainsi fait Lucrèce, parant « du doux miel poétique » l'amère doctrine d'Epicure… Faut-il entendre que nous ne sommes que des enfants, que l'amertume disparaît pour le sage ? Peut-être. Mais pour le poète, point ; et pour le philosophe, guère… Je veux croire que celui-là (l'un des rares poètes qui fût philosophe, le seul philosophe peut-être qui fut poète), dédaignant le miel, finit par aimer cette amertume même par quoi la vérité, pour qui n'est ignorant ni sage, s'annonce, se donne, se goûte… La vérité ? Quelle vérité ? Celle de vivre et de mourir. C'est la même, puisque seuls les vivants meurent, et puisqu'ils meurent tous. Le raisonnement n'y fait rien. On ne meurt pas par accident, maladie, vieillesse. On meurt d'être mortel, on meurt de vivre, d'avoir vécu. La mort, ou l'angoisse de la mort, c'est la saveur même de la vie, son amertume essentielle. Comme la bière a goût de bière, ainsi la vie a goût de mort.Alors ? Fraise ou bière ? Bonheur ou amertume ?

Faut-il choisir ? Le peut-on ? Le doit-on ? Il me semble qu'il faut apprendre plutôt à aimer les deux, dans leur différence, dans leur contraste, et Alain sans doute ne me contredirait pas. Philosophe tragique ? Lequel ne l'est pas, s'il est sans Dieu et sans illusions ? Ainsi, à propos de George Sand, qu'il admire : « George Sand, de sa propre vie, médiocre, déformée, manquée, comme est toute vie… » Ce goût d'échec sur toute existence. Ce goût de mort, sur tout vivant. (…) Comme un goûteur d'eau ou de vin, j'essaie d'en analyser le bouquet, d'en reconnaître les différents constituants, les différents arômes, les différentes saveurs… Un goût de mort, un goût de solitude, un goût de vérité, un goût de vanité, un goût de déception, un goût de fatigue, un goût de lassitude… Oui, tout cela se mêle aux plaisirs, les enrobe, les accompagne, les masque ou les souligne, selon les moments, selon les circonstances, tantôt les éteint, tantôt les exalte… Le mélange est à la fois délicat et fort, étrange et familier, un peu écœurant parfois, parfois enivrant, souvent éventé et saumâtre…

Fraise ou bière ? Fraise et bière. Bonheur et malheur. Vie et mort. Plaisir et souffrance. Sagesse tragique : sagesse d'Héraclite. On n'a pas le choix, et c'est ce que signifie l'existence. Le réel est à prendre ou à laisser. La vie est à prendre ou à laisser. Et la laisser, c'est la prendre encore, au moins une dernière fois, comme la prendre n'est qu'une façon encore de la laisser… Celui qui n'aimerait que le bonheur n'aimerait pas la vie, et s'interdirait par là d'être heureux. L'erreur est de vouloir trier, comme aux étalages du réel. La vie n'est pas un supermarché, dont nous serions les clients. L'univers n'a rien à nous vendre, et rien d'autre à offrir que lui-même – rien d'autre à offrir que tout !

A quoi bon ? Il n'y a pas de réponse, et cela supprime la question. Mais la vie non. Mais le plaisir non. Mais le bonheur non, quand il est là. Quel bonheur ? Le seul qui reste, hors la foi. Celui qu'on ne trouve qu'à la condition d'y renoncer. Celui qui ne se possède pas. Celui qui ne se donne que dans le mouvement de sa perte, comme un amour libéré de l'amour, comme une joie libérée de la peur, libérée – dirait Spinoza – de l'espoir et de la crainte. C'est le seul bonheur que je connaisse, le seul que j'ai vécu parfois, de loin en loin, assez toutefois pour n'en pas oublier la saveur, à la fois amère et douce, qui m'a paru le goût même de vivre, et me l'a donné.

Comme la vie a goût de bonheur, ainsi le bonheur a goût de désespoir.


André Comte-Sponville in Impromptus, Puf, 1996.

Le mythe d'Icare. Traité du désespoir et de la béatitude, 2 tomes, PUF, Perspectives critiques, 1992.