- Est-il resté un veilleur là-haut ? demanda Ricordeau dont la face poupine reluisait à la bougie.
Personne ne répondit.
- Il y a ceux du poste d'écoute.
- Ça ne suffit pas, il faut désigner un homme. C'est à ton escouade, Maroux.
Le caporal, par principe, rognonna « naturellement... » et il nous demanda : « À qui c'est de marcher ? »
Un nouveau dit tout de suite :
- C'est pas mon tour... Il y a Bouffioux qui n'a pas encore pris.
L'ancien cuisinier était enfoncé dans un coin, entre deux piles de sacs.
- Et pourquoi que ça serait à moi, protesta-t-il d'une voix larmoyante en tournant vers nous sa grosse tête pitoyable. On ne va pourtant pas me mettre en sentinelle tout seul ?... Je n'y vois presque pas, surtout la nuit, j'ai un œil comme perdu...
- Assez, Bouffioux, interrompit Ricordeau, le bureau des pleurs est fermé.
- Tout de même, bredouilla l'autre, je trouve que je serais plus utile tout à l'heure à piocher.
Le petit Broucke regarda le gros tas d'un air dégoûté.
- Tiens, j'y vo, déclara-t-il, j'y vo à t'place... J'sais mi ce que t'o din l'ventre, mais c' est point grand-chose.
Il grimpa l'escalier. Comme il sortait, un coup plus violent ébranla le gourbi, où il jeta une lueur d'éclair.
- Broucke ! appela Maroux inquiet.
De là-haut, une voix tranquille répondit :
- T'in fais point...
C'était un pilonnage régulier, inexorable, où les obus se suivaient sans répit, broyant mètre par mètre la terre ravagée. Debout au pied de l'escalier, Ricordeau écoutait les arrivées.
- Il n'est pas tombé loin... C'est du 150... Qu'est-ce qu'ils nous sonnent !
Le nez au plafond bas, fait de rondins serrés, les camarades, discutaient.
- Je me demande si un 210 passerait.
- Penses-tu, il y a plus de quatre mètres de terre.
- Ça ne prouve rien. Leurs gros à percussion retardée.
- T'as du trèfle ? Ma blague est vide.
- T'auras pas le temps d'en rouler une.
- Avec ça, ils bombardent pour une heure.
- Il faudrait que ça tombe juste en plein dessus.
- Et encore. J'ai vu une fois, moi, à Vauquois...
On n'entendait qu'un grondement sourd, et, parfois, un fracas plus proche, qui résonnait jusque dans l'abri. Maroux se précipitait grimpait quelques marches et appelait :
- Broucke !
La voix assourdie répondait:
- Ça vo, ça vo...
Sous le bombardement infernal, on eut un instant d'hébétude. On restait affalé, les mains entre les genoux, la tête vide. Dans une boîte à singe, qu'on se passait de main en main, on se soulageait. Puis, nerveusement, on se remit à parler, vite, plus vite. On lançait des blagues, la bouche sèche : « Son réveil est en avance... Qu'est-ce qu'il a reçu de chez Krupp, comme colis !... Ce que tu crois qu'on aura la guerre ?... Si j avais su, je serais allé coucher à l'hôtel... »
Mais le bélier terrible parut se rapprocher encore, dans une rage de tonnerre, et, les bavards se turent. Je croyais, contre mon épaule, sentir battre le coeur de Gilbert. Bouffioux s'était enroulé dans sa couverture, se cachant la tête pour ne plus rien voir. Le dos résigné, on attendait.
Un grand coup éclata, broiement de ferraille, et le vent s'engouffrant souffla notre bougie. Avec l'ombre, l'angoisse nous étreignit. Maroux, d'abord étourdi, grimpa vite.
- Broucke! Broucke... appelait-il.
On entendit sa voix sortir, s'éloigner... Puis, comme on venait de rallumer la bougie, le caporal reparut. La lumière éclaira sa face blême, sous la barre d'ombre du casque.
- Il faut quelqu'un, dit-il simplement d'une voix étranglée... C'est à toi, Demachy.
Gilbert dit : « Bien. » Il remit son casque qu'il avait ôté, prit son fusil, me fit un petit au revoir de la tête, et monta.
A peine sorti, deux éclatements le courbèrent, et quelque chose fouetta sa capote, pierre ou éclat. La tranchée, devant lui, étant défoncée, il enjamba les sacs, piétina dans la terre gluante.
Broucke n'avait pas bougé. À demi assis sur un renflement de la paroi, le bras étendu sur le parapet, il semblait continuer son somme, la tête penchée, son col mal boutonné laissant couler la pluie sur sa poitrine maigre. On ne remarquait rien : deux petits filets rouges, coulant de ses narines, et c'était tout...
Les obus, maintenant, piochaient à gauche, moins réguliers, d'une rage lassée. Les coups s'espacèrent... Alors au ras du sol, Gilbert entendit la voix, l'imperceptible voix du blessé inconnu qui suppliait encore.
- ...Me chercher... j'ai une maman, les copains, j'ai une maman.

Et il prononçait : « moman », comme les gosses de Paris.


Roland Dorgelès, Les Croix de bois, Albin Michel, 1919. Réédité en livre de poche.