Plus les individus sont informés, plus ils prennent en charge leur propre existence, plus l'Ego est l'objet de soins, d'autosollicitudes, de préventions. Même lorsqu'ils s'emploient à ne pas dramatiser, les media produisent de l'inquiétude et de l'angoisse diffuse, source de préoccupations narcissiques. Alors même qu'ils inquiètent sous perfusion, les media travaillent à déculpabiliser de nombreux comportements (drogués, femmes violées, impuissance sexuelle, alcoolisme, etc.) : tout y est montré, tout y est dit, mais sans jugement normatif, davantage comme faits à enregistrer et à comprendre qu'à condamner. Les media exhibent à peu près tout et jugent peu, ils contribuent à agencer le nouveau profil de l'individualisme narcissique anxieux mais tolérant, à la moralité ouverte, au Surmoi faible ou fluctuant.

Dans nombre de domaines, les media ont réussi à se substituer à l'Eglise, à l'école, à la famille, aux partis, aux syndicats comme instances de socialisation et de transmission de savoir. C'est de plus en plus par les media que nous apprenons le cours du monde, ce sont eux qui nous livrent les données nouvelles aptes à nous adapter à notre environnement changeant. La socialisation des êtres par le truchement de la tradition, de la religion, de la morale, cède de plus en plus de terrain à l'action de l'information médiatique et des images. Nous sommes sortis définitivement de ce que Nietzsche appelait « la moralité des mœurs » : la domestication cruelle et tyrannique de l'homme par l'homme, à l'œuvre depuis le fond des âges, de même que l'instruction disciplinaire ont été remplacées par un type de socialisation tout à fait inédit, soft, pluriel, non coercitif, fonctionnant au choix, à l'actualité, au plaisir des images.

L'information a ceci de particulier qu'elle individualise les consciences et dissémine le corps social par ses innombrables contenus, tandis que, par ailleurs, elle travaille en quelque sorte à homogénéiser par la « forme » même du langage médiatique. Sous son action notamment, les systèmes idéologiques lourds ne cessent de perdre de leur autorité, l'information est un agent déterminant dans le processus de désaffection des grands systèmes de sens qui accompagnent l'évolution contemporaine des sociétés démocratiques. Sous-tendue par une logique du factuel, de l'actuel, de la nouveauté, l'information dans les sociétés démocratiques ne cesse de réduire l'impact des ambitions doctrinaires, elle forge une conscience de plus en plus étrangère aux interprétations « religieuses » du monde, aux discours prophétiques et dogmatiques. Et ce, non seulement par le truchement des actualités quotidiennes fragmentées, discontinues, ponctuelles mais encore par le biais de toutes ces émissions où interviennent les experts, les hommes de science, les divers spécialistes expliquant de façon simple et directe au public l'ultime état des questions. Les media marchent au charme discret de l'objectivité documentaire et scientifique, ils minent les interprétations globales des phénomènes au bénéfice de l'enregistrement des faits et des synthèses à dominante « positiviste ». Alors que les grandes idéologies tendaient à s'affranchir de la réalité immédiate présumée trompeuse et mettaient en œuvre « la puissance irrésistible de la logique », les procédures implacables de la déduction, les explications définitives découlant de prémisses absolues, l'information, elle, sacralise le changement, l'empirique, le relatif, le « scientifique ». Moins de gloses, plus d'images ; moins de synthèses spéculatives, plus de faits ; moins de sens, plus de technicité. Aux argumentations surcohérentes succède l'événement ; aux jugements normatifs, les données factuelles ; aux doctrines les flashes, aux idéologues, les experts, à l'avenir radieux la fascination du présent, du scoop, de l'actualité éphémère. En mettant en scène les nouveautés et la positivité du savoir, les media disqualifient l'esprit de système, ils propagent une allergie de masse aux visions totalisantes du monde, aux prétentions exorbitantes des raisonnements dialectiques hyperlogiques, ils favorisent l'émergence d'un esprit hyperréaliste, épris de faits, de « direct », de vécu, de sondages, de nouveautés. L'orientation des individus par les valeurs n'a, bien entendu, aucunement disparu, elle s'est mixée avec l'appétit réaliste de l'information et l'écoute de l'Autre, elle s'est assouplie parallèlement à l'érosion de la foi dans les religions séculières. Si l'information est un accélérateur de la dispersion individualiste, elle n'y parvient qu'en diffusant dans le même temps des valeurs communes de dialogue, de pragmatisme, d'objectivité, qu'en promouvant un homo telespectator à tendance réaliste, relativiste, ouvert.

(…) L'individu néo-narcissique, labile, déstabilisé dans ses convictions, à la culture chewing-gum, est l'enfant des media. Opinions molles et flexibles, ouverture au réel et aux nouveautés, les media, conjointement à la consommation, permettent aux sociétés démocratiques de passer à une vitesse d'expérimentation sociale plus rapide et plus souple. Media : non pas rationalisation de la domination sociale, mais superficialisation et mobilité du savoir, vecteurs d'une puissance supérieure de transformation collective et individuelle.


Gilles Lipovetsky, L'empire de l'éphémère, La mode et son destin dans les sociétés modernes, folio, essais.


Né en 1944, G. Lipovetsky est professeur de philosophie à Grenoble. « L'ère du vide » est son premier ouvrage. Depuis, il a publié, en 1987, aux Editions Gallimard « L'empire de l'éphémère », ouvrage dans lequel, poursuivant ses réflexions sur la séduction, l'éphémère et la différenciation marginale dans les sociétés démocratiques, l'auteur montre que la « mode achevée » pourrait être un instrument de consolidation des sociétés libérales, véhicule inédit des Lumières et de la dynamique modernisatrice.


À discuter, évidemment !