Mon cher écrivain privé,

Après deux mois de silence total, tu seras très surpris de recevoir enfin une lettre de moi, Loïc, depuis chez Gilles où j'habite provisoirement. C'est très grand ici, très classe et ses parents sont partis à Majorque jusqu'à lundi soir. Donc c'est cool, enfin pas trop pour moi en ce moment décisif… Le plus drôle, ici c'est tout près de Garches, donc de chez toi, mais c'est mon secret bien gardé. Toi, tu me crois loin, je sais pas, peut-être déjà mort, je rigole ! après tout ce silence depuis deux mois que je brise aujourd'hui enfin car l'heure est grave comme on dit.

Pour que ma lettre soit mieux inspirée, j'ai essayé de faire comme toi quand tu écris tes livres : tu choisis un vieux disque noir, le seul qui est le meilleur pour la page que tu vas inventer, et tu dis que tes mots s'envolent sur les notes. Pour que mes mots si lourds s'envolent mieux vers toi, j'ai essayé sur le radiocassette de Gilles avec la musique d'Arménie que tu m'as enregistrée juste avant Noël. Mais j'ai pas pu… tant mes yeux commençaient à se noyer sur mon brouillon et ça devenait une gadoue pas lisible. J'ai donc choisi le silence qui est d'or tu disais, quand je te saoulais trop avec ma tchatche, pardon, mon babil féminoïde tu disais bis.

Si j'ai disparu, tu t'en doutes, c'est que j'ai été très fâché à cause de toi ce fameux soir. Contre toi aussi. Et puis, il y avait le reste, ma tristesse légendaire, mon sous-diaconat à répétition qui s'est enrayé grave, ma foutue thérapie surtout que j'en avais trop honte, le séminaire vraiment galère etc. Aujourd'hui, puisque le temps presse, je veux te donner signe de vie et j'ai voulu te faire une belle lettre bien proportionnée même si elle est trop longue à mon goût. C'est mon ami Gilles qui l'a copiée sur son ordi, sauf les dernières phrases à cause de l'intimité entre nous que j'ai faites à la main, et surtout je voulais pas qu'il se doute de la suite au cas où… Il a rien changé à mon style, inimitable tu disais, juste l'orthographe car c'est vrai que ça compte beaucoup, surtout quand tu m'as aidé pour le CV à la Poste l'été dernier. Donc j'ai bien imprimé ton conseil sur l'orthographe incontournable.

Je sais pas par où commencer en fait... Le fameux soir après Noël, quand tu m'as embêté parce que tu te sentais seul, que tu avais trop bu comme d'hab un triple scotch et même du rab, et que t'aurais bien aimé au fond du couloir… j'ai pas pu, franchement, j'ai pas voulu surtout, c'était pas prévu comme ça entre nous. Je me suis dit, encore un qui veut me restructurer comme Antonina… Alors je t'ai planté là et je me suis sauvé chez Gilles où je me planque encore. Heureusement que j'ai pu avoir un dernier train, sinon, tant pis j'aurais couru, c'est pas très loin, tellement j'étais paniqué. Mais c'était plus dans ma tête qu'à cause de ton geste foireux…

Et, ce fameux soir de notre rupture provisoirement fatale, il m'est arrivé un truc très fort, du genre hallucinant que j'aurais vraiment aimé te raconter en détail dans une séance d'écriture comme autrefois. Quand j'ai descendu du train à St Cloud, que j'ai vu Paris au loin, on aurait dit la grosse Babylone vautrée dans le noir avec la tour de Babel qui clignotait en bleu et ces millions de petites lumières endormies pour de faux comme des étoiles tombées partout, c'était géant ! et soudain j'ai pensé à Ieschoua, très fort, très intime, et j'ai fait comme Lui, tu te rappelles dans l'évangile : j'ai durci mon visage. J'ai décidé comme Ieschoua mon amour de quitter ton terrier de Garches, pour toujours, sans dire adieu, sans me retourner… ce serait renoncer, et j'ai murmuré : « Les jeux sont faits ! » et aussi « Courage, fils ! » comme tu me disais sur le bateau quand je tremblais si fort.

Enfin, pas tout à fait, l'heure de Loïc n'était pas encore venue. J'ai donc été d'abord un peu chez ma sœur en février, tu sais, celle qui est infirmière à Gap et qui a toujours été ma deuxième maman. J'y suis resté quinze jours mais je m'ennuyais ferme, elle me posait trop de questions tout plein gentille et surtout le canapé était trop dur. Donc je suis reparti...ici et là, un peu de liberté ça fait pas de mal. J'avais changé mon numéro de portable, exprès, je sais c'est cruel pour toi mais il faut me comprendre aussi un peu vu la fragilité dans mon identité… Il paraît que tu as appelé au moins trois fois à Issy-les-Moulins pour avoir des nouvelles de ma santé, du moral surtout, que tu te faisais du mouron comme maman disait toujours, que tu comprenais pas pour le travail d'écriture en panne etc. C'est Gilles qui m'a tout raconté parce que Mammouth fringant qu'on présente plus lui avait demandé à lui comment je te connaissais qui que quoi depuis quand gnagnagna.

Bref, je voulais te demander pardon pour mon silence, aussi pour mon départ comme un fou mais, de toute façon, j'aurais pas pu trouver mes bons mots pour t'expliquer, même à Gap… Ce que j'ai pas pu supporter, c'est pas ton geste amoureux où j'ai gueulé non ! non ! non ! mais que, une fois calmé, tu pleurais aussi parce que tu avais honte à cause de ton contrôle foireux, que tu avais pété un plomb malgré toi, moi je dirais plutôt deux, que tu avais été un peu odieux dans ton malheur d'aimer incompris etc. Mais tu sais que je supporte pas les larmes, surtout les grands garçons qui pleurent comme des filles, tellement j'ai mal pour eux, sauf au cinéma où on avait le droit ensemble tous les deux autrefois. Aujourd'hui, c'est moi qui te comprends mieux, je t'en veux pas, j'ai même rien à pardonner, rien de rien, donc même pas de mérite sur la conscience car tu es toujours mon meilleur Ieschoua sur la terre. Bien sûr, tu imagines, ce sera autrement à partir de demain car, comme je l'ai dit, j'ai aussi durci mon visage sur le quai à St Cloud et que c'est toujours mon seul évangile : « Que ton oui soit oui, ton non pareil » et aussi «Celui qui enfourche son tracteur et regrette en arrière n'est pas fait pour le Royaume de Dieu. »

Bon, je raccourcis car le temps presse même si ce courrier presse pas. J'ai mis exprès un timbre vert très faible pour que ta lettre pour Garches mette longtemps, surtout que ton squat de luxe est tout près d'ici, on sait jamais avec la Poste, des fois elle perd, des fois elle accélère les lettres. Donc, si elle accélère avant Pâques, je préfère que mon courrier arrive plus tard, la semaine prochaine. Heureusement, il y a le lundi qui est chômé, même qu'on a pas pu nous le taxer à cause de la canicule mais je confonds je crois bien.

Tout est prêt pour demain qui est le grand jour de l'immolation comme qui dirait le Jour J. J'ai pas peur, je t'assure, enfin un peu, à cause que ça doit être très brusque, très flashant, mais Pâques c'est déjà demain, comme dit la pub ! quand les trompettes de Haendel sonneront pour moi la Résurrection. Je veux te raconter à l'avance mon plan d'enfer mais sans trop t'avouer les détails pour que tu aies pas mal, que tu fasses rien pour me protéger. Ce sera à 3 heures pétant comme prévu. Je pensais aller direct sur la place Dauphine, juste devant chez Antonina, à cause du symbole. Mais il y aura personne, pas de touristes, lui pas sûr, et il déchiffrerait même pas mon texto en acte. Donc, j'ai opté pour mon plan B bis, je me suis dit que la cathédrale c'est mieux, déjà que c'est plus médiatique. Et c'est important aujourd'hui les médias, on peut pas s'en passer quand on veut frapper un grand coup au cœur de la cible. Et pour l'opinion publique à Rome, comme c'est plus loin en Europe et que l'Eglise là-bas est une vieille très sourde, plus vieille que la fameuse doyenne française, il faut frapper coup double. Donc, Notre-Dame de Paris, c'est super pour frapper fort, surtout à cause de « l'idonéité » qui est en odeur de sainteté au Vatican dans leur texte. En plus, tu te souviens, pour l'enterrement de l'abbé Pierre qu'on a vu ensemble à la télé, c'était très bien, même si des fois tu rigolais dans le genre ricanement irrespectueux : tout ce monde, toutes ces fleurs, que du gratin, les gens célèbres qui se la jouaient tragique en entrant, et aussi des gens simples, plein dedans, et aussi dehors devant les écrans géants mais il faisait trop froid et le JT du 20 heures en aurait attendu plus, des pauvres anonymes, au moins comme à Bercy.

Donc, puisque le décor est planté, maintenant c'est plus relax et j'ai bien révisé mon scénario dans ma tête pour demain après-midi. Je me mets assis, au beau milieu du parvis, en posture de bonze énigmatique genre pèlerin polonais en plus exotique et super concentré. Peut-être plutôt à genoux mais pour ma publicité, ça manque de discrétion et ça peut même réveiller le soupçon. Quoique, un vendredi saint, c'est permis de prier sans honte vu l'événement… Mon petit sac à dos en cuir noir que tu m'as offert à Noël sera près de moi comme un compagnon fidèle. Je sors donc ma bible à l'usage des enfants, celle que Tatie coui m'a offerte pour ma 1ère communion ; elle a beaucoup râlé ce jour-là à cause de ma vocation qu'elle protestait contre mais j'ai gardé son cadeau depuis toujours car, pour elle, j'étais son biquet préféré. Donc je m'absorbe sérieux, je prie, je prie, je lis aussi en même temps que les autres chrétiens dans la cathédrale la fin de la vie de Ieschoua, ses plus beaux proverbes et surtout la phrase de conclusion qu'il a dite au bon larron dans un souffle : « Aujourd'hui tu seras avec moi au Paradis. » C'est une chance, non, par les temps qui courent ? Déjà que la radio a dit à midi que la météo demain serait bonne, un temps de saison en mieux, avec un peu de vent, ce qui pour moi est un plus pour la combustion.

Après, quand les cloches se mettront à sonner comme qui dirait un glas du gros bourdon, je sais pas encore le geste précis… j'improviserai un peu… je sortirai ma bouteille spéciale en plastique solide, à cause des fuites et de l'odeur suspecte dans le métro… un geste rapide partout sur moi comme Monte-Cristo quand il dégaine son sabre contre les trois traîtres même si moi, j'ai pardonné déjà à Antonina, au gros Grocho et à Benedetto, le chef de nos armées catholiques. Tu sais - mais j'en dis pas plus pour pas t'affoler -, j'ai vraiment eu du mal pour l'achat au détail à cause du plan Vigipirate qui a recommencé, que c'est plus autorisé chez Total, mais pour une fois je me suis débrouillé moi aussi comme un chef…

Je voulais surtout te dire, te demander très fort une seule chose à propos de ton livre qui est un peu le mien, même s'il est pas fini et c'est râpé à cause des séances qui ont manqué… Si tu arrives à le produire chez un éditeur, j'aimerais que tu mettes vraiment mes mots, juste les miens, avec bien sûr l'orthographe incontournable comme cette lettre que Gilles m'a faite propre et bien lisible pour toi. J'aime mieux que tu arranges pas trop, même rien, avec tes adverbes, tous tes adjectifs, une belle fin qui finirait bien et tout et tout. On en a déjà parlé, tu te souviens ? Bien sûr, à cause de mon style relâché, tu auras pas ton fameux prix d'automne, le Nestlé je crois, encore pas cette fois. Mais tu m'as dis que tu t'en foutais, enfin un peu pas trop, même si c'est une reconnaissance, parce que la saison des prix littéraires en France tu disais, c'est comme le beaujolais nouveau : on en fait tout un plat, ça pétille, on se bouscule au portillon, mais rien ne vaut un cru bourgeois que tu m'avais appris autrefois à les choisir en me méfiant des belles étiquettes, moi qui préfère toujours le rouge et le doré comme pour les chocolats suisses. Mais il paraît que ça prouve rien, au contraire, et surtout pas les lettres gothiques pour les bons bordeaux. Donc, en fait, pour résumer parce qu'il faut vraiment que j'aille te poster avant quatre heures, tu fais comme tu veux pour mon mélo et ce sera parfait comme toutes les fois qu'on a corrigé ensemble avec ta main très très légère.

Bon, c'est l'heure et je sais vraiment pas comment finir… Si je m'écoutais en fait, je voudrais même pas finir... En tout cas, je veux surtout pas pleurer mais je sens que ça vient, surtout dans la gorge et ma bouche qui fait déjà son horrible grimace humide… Ne te fais pas de bile, cher écrivain privé, ça va mieux aller pour moi désormais. Et aussi pour toi que j'aime si fort que j'en tremble. N'oublie pas surtout, c'est à cause de Ieschoua, notre Ieschoua à tous les deux, le sauveur… pardon, le Sauveur du monde : donc, à partir de demain, ce sera pareil, rien de changé toi et moi entre nous trois, toujours béton à la vie à la mort et en même temps bien mieux : il y aura le Ieschoua d'en-haut et celui d'en bas, Ieschoua du Paradis et Ieschoua de Garches, les deux grands chéris de Loïc. Et moi, je serai au milieu. Pour toi, mon cher écrivain adoré très privé - et même très confidentiel à partir de demain trois heures -, c'est mon scoop pour finir : ton garçon stupide va enfin te servir à quelque chose dans la vie car je vais devenir à Pâques ton pont aérien. Tu te rends compte ! Avec moi et Ieschoua en-haut, toi, en bas, sur ta petite planète, tu n'auras plus peur de vieillir tout seul. Donc pour nous trois, que du bonheur !

Je te dis à tout soudain et je t'embrasse très fort.

Ton Loïc pour la vie éternelle.


St Cloud, ce jeudi après-midi 5 avril 2007.


Extrait de IESCHOUA MON AMOUR de M. Bellin, Gap, 2007.