Jeudi 9 octobre 1919. Début de la récollection.

Véritable premier jour de la retraite. Messe à 8 heures suivie d'une seule classe. Premier sermon de notre gros chanoine. Après déjeuner, nouveau sermon encore suivi d'une seule classe. Enfin à 5 heures, dernier sermon et salut du St Sacrement. Pour nous remettre, chahut en règle dans la salle d'étude. J'ai dîné ensuite au collège avant de filer à la maison.

Le fait dominant de ma journée n'a pas été un regain de vie spirituelle mais plutôt la reprise de mes tourments concernant mon avenir. Dieu merci, au lieu de l'abattement de la veille, j'ai réussi à prendre une attitude virile malgré les renseignements de plus en plus négatifs concernant la Marine. Je vais donc poursuivre mes recherches et des méditations sans cesse renouvelées dans le but de prendre enfin une décision énergique. J'entrevois une lueur d'avenir dans les consulats ou les ambassades. Pourquoi pas ? Mon génie particulier est à son affaire en Histoire et je suis décidé à prendre pour base de ma réflexion la meilleure manière de servir mon pays. Tel est mon état d'esprit, avec plein de hauts et de bas, paradoxe pour tout dire : tandis que je profère des bordées épicées avec mes camarades de la Flotte, je barbotte dans un profond désarroi moral.Au 158 boulevard Pereire, Béatrice est enrhumée. Butée comme elle est, elle refuse mordicus de mettre du Rhinogoménol. Ses éternuements crépitent, les reproches de tante Sophie fusent ! Tout l'immeuble est ébranlé par ce double séisme.

Post scriptum : mon hibiscus est le plus vaillant des habitants du boulevard. Sa première fleur vient d'éclore !

Vendredi 10 octobre 1919

Second jour de la retraite, sur le modèle exact du précédent. Les sermons n'arrivent pas à me captiver, malgré mes efforts de concentration. J'essaie de fermer les yeux et de joindre les mains en baissant la tête mais je ne résiste pas toujours à la nervosité qui secoue le banc : certains développements des homélies sont tellement outrés, semés de détails si grotesques, que nous ne pouvons pas nous empêcher de rire. Et quand les borborygmes s'en mêlent, c'est Waterloo !

Par contre, cette journée mérite une attention toute particulière pour la décision que j'ai fini par prendre, à force de réflexions douloureuses. Je suis déterminé à préparer mon avenir dans la voie que j'ai choisie, du moins qu'on m'a conseillé de choisir. Même si, hier soir, ne parvenant pas à m'endormir tant la réalité de la vie me tourmentait du fait de son affreuse contingence, j'ai retrouvé ce matin ma foi au présent, mon ardeur au travail, ma ferme résolution de m'appliquer, bref cet enthousiasme de chaque jour et de chaque instant si nécessaire pour porter du fruit en abondance. D'ailleurs, dans cette atmosphère saturée de ferveur et où le moindre miracle devient presque palpable, le travail ne m'a pas rebuté. Les mathématiques n'ont pas été aussi rébarbatives que d'habitude. C'est peut-être là mon petit miracle à moi !

C'est la journée où jamais pour être lucide. A côté de mes alarmes habituelles (ma lenteur au travail et l'habitude pernicieuse dont je n'arrive pas, surtout le soir, à me défaire complètement), c'est un problème physique qui revient souvent : outre ma taille médiocre qui m'obsède, ma nullité en gymnastique m'apporte de nouveaux germes de tourment. Mais, fait providentiel et néanmoins bien peu spirituel, un incident à la récréation de 4 heures m'a bel et bien restitué mon honneur et l'estime de moi-même, précisément sur le plan physique. Il y eut une formidable « couette » avec ces culés d'X à propos des rations au réfectoire. Bref, la bataille fut rude et, comme toujours, les calots arbitrairement confisqués. Le mien ayant été soudain capturé, je vis rouge : j'ai foncé au milieu du carré des Taupins. Seul contre une vingtaine, la rage au poing, je cogne, j'éborgne, ivre d'une fureur aveugle que je ne me connaissais pas. J'ai poursuivi mon ravisseur jusqu'à la porte de l'économat et là, dans une encoignure, le serrant violemment à la gorge, j'ai pu lui faire restituer son butin. De cette équipée, je suis revenu les poings en sang, ressentant en mon for intérieur une jubilation et une légère panique. Ma violence m'avait à ce point grisé et emporté ! Ce n'est pas pour rien qu'on parle de violence aveugle. Je crois que j'aurais pu trucider ce traître, du moins l'éborgner, pour laver mon honneur et réparer l'injustice qui m'avait été faite. Tout est rentré peu à peu dans l'ordre : sur l'intervention directe du Préfet, après d'interminables pourparlers, les X se sont avoués vaincus – à 100 contre 25 ! – et les calots furent tous restitués. D'avoir anticipé cette remise de trophées ne fut pas pour rien dans mon amour-propre opportunément dilaté !

Cette bataille rangée a bien eu lieu un jour de récollection, ce qui montre peut-être à quel point un concentré de dévotion peut être nocif pour des jeunes gens naturellement impulsifs. A 5 heures, la spiritualité a d'ailleurs repris ses droits : salut du St Sacrement et longue homélie sur la mort. Description réaliste toujours frappante, effets de manche, vibrato solennel : si piètre que soit le prédicateur quand il commente les affres du trépas, il peut être sûr d'avance de faire de l'effet. Très sournoisement, j'attendais in petto Madame se meurt, madame est morte !, mais le couplet ne vint pas et je m'en voulus ensuite d'avoir osé tendre un piège à l'orateur en sous-estimant sa subtilité. Du coup, je perdis mon pari avec le grand Penè : tant pis pour le rabiot de frites !

En rentrant à l'appartement, après le dîner à Stan, je trouvai tout le monde couché. Je n'eus plus qu'à en faire autant. C'est dommage, j'aurais bien aimé raconter quelques réparties que j'avais sorties au cours du repas. On avait plaisanté plus que jamais, retraite oblige, bons mots de flottards bruyants et épicés où je pus mettre mon grain de sel avec quelque succès. J'en souris encore, pas peur fier de moi, tandis que je prépare mon cahier à la bonne page. Car il me faut noter sans tarder la solution que j'ai cru trouver ce matin. Il est intéressant en effet, même si mes recherches ont encore à progresser, de marquer les étapes de mon mouvement intérieur. Découvrant donc, ce matin, pendant l'heure de méditation, que je ne pouvais pas me détacher entièrement de la Marine et plus spécialement de la Marine de guerre ; portant d'autre part une attention spéciale aux carrières diplomatiques – consulat, par exemple -, j'ai trouvé un moyen judicieux de concilier les deux : devenir et marin et soldat. Comment ? Je ne sais pas encore au juste. L'objectif serait de mettre en valeur mes dons pour l'histoire, ou la géographie, mon goût pour les voyages, tout en ne m'interdisant pas une aspiration toute naturelle et légitime – peut-être la seule digne du Sage – à jouir de la chaleur d'un foyer et du havre de la campagne. Un seul problème : n'est-ce pas un peu contradictoire, tout au moins compliqué ? Il s'agirait en fait, une fois officier de Marine, par exemple lieutenant de vaisseau, de me faire nommer attaché naval en quelque contrée intéressante. Pourquoi pas dans un port ou un arsenal ? D'abord bourlinguer, puis être résident en quelque place-forte. Pour une telle affectation, je crois pouvoir compter sur l'appui de l'oncle Léon, lui qui est si bien placé. Quoi qu'il en soit, il faudrait que je parvienne à tenir les deux bouts du cordage car, s'il est bon de partir au loin, emporté par un enthousiasme juvénile et ma fascination pour la mer, il est sage également de se fixer pour pouvoir récolter ce qu'on a semé. Enfin, pour le moment, je ne veux pas me nourrir de rêves. Le plus raisonnable, une fois tracés les grands traits de cette carrière, consistera à diligenter une enquête sérieuse à ce sujet. Je vais donc m'y employer. En somme, pour conclure, au fond de ma grande décision, équilibrée à défaut d'être absolument lumineuse, il y a ce fait que la Marine de guerre demeure ma seule vraie vocation. Pourquoi ? Comment ? Je ne saurais le dire. Je le ressens, un point c'est tout. Fasse le Ciel que je ne m'égare pas !

Ultime pensée avant de mettre un point final à ma chronique quotidienne : dans mon bel échafaudage, les sentiments brillent par leur non-sens. Dans mes plans de carrière, sur terre comme sur mer, une personne s'impose par son absence : Colette. Colette ? Rien que d'écrire ce prénom, de le prononcer à mi-voix, me semble incongru, presque indécent. Déjà ce matin, lorsque prenait corps ma résolution, pas une fois, pas une seule fois, son prénom n'a interféré, pour conforter ou contrecarrer mes plans. La féminité de Colette n'y trouvait plus sa place, son affection ou la mienne, encore moins. Le mirage de l'été s'est bel et bien dissipé ; mes rêves, mes intuitions, mes chimères, plus rien ne pèse aujourd'hui. Ce n'est ni triste ni décevant, « c'est ». Tout simplement et personne n'y peut rien. Ce froid réalisme me sidère. Est-ce le prix à payer ? Dans les calculs de pure raison auxquels je viens de me livrer, où j'ai envisagé l'existence telle qu'elle peut être, telle qu'elle doit être – terne, mesquine et utilitaire puisque c'est ce qu'exigent les nécessités de la vie adulte – il reste effectivement bien peu de place pour les émotions et l'itinéraire du cœur. En affaires, pas d'amour buissonnière ! Je le déplore et, en même temps, je suis contraint de m'y résigner. Vraiment contraint ? Les émouvants espoirs de la fin de l'été comptent donc si peu pour moi ? Hélas ! Maudite réalité…

Samedi 11 octobre 1919

Fin de la semaine et conclusion de la retraite. Toujours sur le modèle des jours précédents, sauf qu'en raison des confessions il n'y a pas eu de conférence ni de salut au St Sacrement.

Ceci posé, je peine à devenir plus efficace dans mon travail et à récolter dans mes notes le fruit de ma conversion. Par contre, le cours de physique, pour une fois, m'a presque tenu en haleine. Mon attention ne s'est pas relâchée un seul instant tandis que le professeur nous parlait de caustiques, d'aberrations, de miroirs sphériques etc. C'est ensuite que ça s'est gâté. J'ai en vain cherché en étude la solution du problème à rendre pour lundi. Pas moyen de voir la relation avec le cours et j'ai sué en vain pendant près d'une heure. Cet échec m'a un peu refroidi. Pour me détendre, je me suis alors lancé dans la lecture d'une conférence du plus haut intérêt sur les débuts de la guerre en 1914. Une belle page a particulièrement retenu mon attention, texte lyrique intitulé « Nos frères les marins » et écrit par un capitaine d'infanterie très inspiré. Quant à l'épisode de l'escadrille de la Mer du Nord, émouvant et très peu connu, il m'a également fait vibrer.

Décidément, cette journée a été marquée par l'ardeur et la ferveur. La Grâce doit commencer à germer en moi. On nous a beaucoup commenté ces jours derniers les paraboles du levain et de la graine de sénevé qui monte. Je suis peut-être de la bonne graine ! Légère ombre au tableau, cette note de nostalgie qui, Dieu merci, ne dura qu'un instant car ma volonté y mit fin : recevant ce soir à domicile une de mes malles contenant livres et cahiers, ce lourd objet m'a vivement ému car il marquait ma séparation de mes vacances insouciantes à l'Etoile et signifiait mon irrévocable exil à Paris.


A SUIVRE