« Ce que je reproche le plus au christianisme, c'est d'ajouter à l'absurdité du réel la niaiserie d'une explication. » Une fois passé l'ouragan Benedetto durant lequel les foules catholiques furent délirantes, où tant d'articles de presse furent transsubstantiés en catéchèses verbeuses, où Benoît XVI a tenu à mettre en garde contre une culture purement positiviste tout en souhaitant réintroduire par la grande porte le Grand Inconnu (sic), cet aphorisme maison me tient à cœur et appelle quelques développements.

En premier lieu, on doit bien admettre que parmi les trois grandes religions, le christianisme aggrave son cas. Car si Dieu s'était contenté d'être YHWH, et Mahomet le prophète d'Allah, on laisserait volontiers chaque communauté régler ses comptes avec la divinité. Mais voilà, Jésus est passé par là : Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu (disait un Père de l'Eglise). Ni plus ni moins. Un Bon Dieu, passe encore, mais son rejeton ! Pure aberration génétique, illogisme consubstantiel. D'où ma consternation à l'heure où le catholicisme relève la tête : pourquoi donc adjoindre toujours le grotesque à l'absurde, la superstition de la lettre au ridicule de l'esprit ? À l'heure où l'intelligentsia parisienne se pâme aux Bernardins, on peut s'étonner que nul aujourd'hui ne se lève – quelqu'un d'immense s'entend – pour dénoncer l'aberration chrétienne. Où sont passés les Celse, Nietzsche, Renan et compagnie ? Où se terrent-ils ? Partout la mer étale, l'embellie holiste, la bonasse papiste, l'aube radieuse d'un XXIe siècle qui « sera religieux ou ne sera pas » comme prophétisait naguère un gaulliste cacochyme. Donc plus personne pour déverser enfin une salutaire marée noire dans cet océan de guimauve et d'eau lustrale !

Et pourtant, Messieurs les Théologiens, n'y a-t-il pas de quoi pouffer quand on consent à redevenir un instant sérieux pour résumer posément votre excentrique équation : « Dieu » en personne, votre Eternel, Essentiel, Immatériel Dieu a donc envoyé sur terre son propre Fils pour racheter l'Humanité en perdition. CQFD. Et pourquoi pas sa bru ? Ô felix culpa ! (nous parlons de la Rédemption, pas de la dame.) En prétendant ainsi clôturer l'histoire des hommes, votre sotériologie a inventé une théologie de l'Histoire. Votre Eglise a de fait capturé le devenir de notre planète pour en faire sa chose : la seule Histoire Sainte possible. Secte originelle (victime ô combien consentante de sa propre réussite), le christianisme - qui est au Christ ce que le chauvinisme est au chauve - s'est ainsi arrogé le droit du dernier mot et prétend le proclamer en d'incessants sermons, discours et exhortations urbi et orbi. Eblouissant tour de passe-passe et fascinante métamorphose : tel le catoblépas, cet animal fabuleux des cathédrales qui se repaissait de sa propre chair, la prétention de la Tradition catholique - et son absurdité - s'engraisse d'elle-même, indéfiniment, infiniment, impunément. Et nulle objection possible : l'Eglise aura forcément réponse a tout puisque « elle a les paroles de la Vie éternelle » ! Imparable logorrhée qui décourage toute contradiction car, dixit St Paul (qui, selon la même logique, s'est autoproclamé « l'avorton »), Dieu s'est servi de ce qui est Folie pour proclamer sa Sagesse à toutes les nations jusqu'aux extrémités de la terre. Paradoxe formidable, génial coup de bluff auquel communie le croyant depuis vingt siècles : en se rassasiant d'absence, il se gave de sens ! C'est ce qui se passe dans l'eucharistie, non pas simple commémoration, mais logophagie. Que ce soit dans la main ou sur la langue, sur le parvis des Invalides ou dans la plus humble paroisse de brousse, il s'agit bien pour le catholique fervent d'absorber une parole – le Verbe fait chair – de s'en gaver, de l'avaler au double sens du terme : bobard et hostie. C'est trivial et sublime. N'essaie pas de comprendre, crois seulement, abêtis-toi et… gobe. Transsubstantiation, y'a bon !

Mais que rétorquer à cette énormité chrétienne, sorte d'écœurante guimauve ? Encore un petit effort, semblent susurrer les âmes pieuses : qui n'aimerait pas être sauvé ? Ressuscité d'entre les morts ? Qui ne serait pas soulagé d'abandonner définitivement son corps sexué (donc pécheur, pouah !) pour devenir une âme immortelle, défaillante de félicité dans l'éternelle garden-party céleste ? Paradisiaque Parousie qui fait délirer les frustré(e)s. L'athée convaincu – dont l'intelligence est blessée – peut évidemment protester, contre-attaquer, démontrer, etc. À mon avis, c'est assez vain et épuisant. L'arme la plus forte, en définitive, plus fatale même que l'imprécation sacrilège, reste le rire, un rire iconoclaste dévastateur. Pimenté parfois de subtile ironie. Ironie déjà chez Pilate : « Qu'est-ce que la vérité ? » En tout cas plus la mienne, pas la vérité de la Croix en lieu et place du Phallus Pantocrator, pas l'emblème de la déraison chrétienne qui, depuis l'empereur Constantin et son étendard victorieux, prétend désormais désigner à l'Univers l'envers sublimé du réel : de maudite, la souffrance deviendrait rédemptrice et c'est sur le gibet que désormais devraient être à jamais crucifiées nos trop humaines passions. Face à l'« Ecce homo ! » (encore un mot de Pilate, décidément facétieux !), le Christ en Gloire des mosaïques byzantines. L'Homme-Dieu, revu et corrigé par la théologie, retourne ainsi la réalité humaine comme un gant écorché : la souffrance est transcendée, le Destin défatalisé, l'homme divinisé. Nouveau contresens de l'Histoire scellé par le sang de l'Agneau. « J'ai versé telle goutte de mon sang pour toi… » parole sublime et très sotte que Pascal prête à Jésus-Christ. Finalement, en mots plus simples, le christianisme, ni plus ni moins que les autres religions mais d'une façon bien plus perverse, n'aime pas l'humanité puisque la vraie patrie de l'homme est au Ciel et que la voie royale pour y parvenir est le chemin de la croix et la haine de soi.

En ce qui me concerne - puisque l'athée a aussi le droit après tout d'être témoin -, désormais joyeux athée à la mode de Prévert (A comme absolument athée, T comme totalement, H comme hermétiquement etc.), mon seul vrai regret finalement n'est pas d'avoir défroqué trentenaire, non, mais de m'être éclipsé trop tôt car ce n'est pas en cinq ans ni même en vingt mais en quarante qu'on peut devenir un curé Meslier ! S'enkyster patiemment dans la croyance pour mieux la dissoudre de l'intérieur, exténuer la foi moribonde sous le masque propret de la fidélité, s'autotransfuser le doute-à-doute mortifère nuitamment, obstinément, voluptueusement… Aujourd'hui en tout cas, en mon âme et conscience, ma conviction est faite : « Dieu » est une hypothèse inutile, les religions des illusions mortifères et l'Incarnation chrétienne une irrationalité grotesque et inhumaine. De là à ensemencer la Culture… Place plutôt à un athéisme intelligent et généreux qui est une voie difficile, ô combien difficile et en même temps exaltante. D'ailleurs n'est-il pas urgent d'inventer un nouveau qualificatif positif et mobilisateur qui effacera à jamais tous ces préfixes privatifs défigurant notre humanisme et notre éthique (athée, incroyant, apostat etc.). Certes, celui qui réfute toute transcendance n'est pas, par définition, subversif, encore moins prosélyte, mais dans un monde dominé par le retour intempestif et bruyant de l'obscurantisme religieux, il le devient. Il a même à opérer d'urgence une sorte de coming-out pour proclamer dorénavant haut et fort ses lettres de noblesses et sa feuille de route : non plus un frileux agnosticisme mais un vigoureux athéisme énoncé en termes positifs, qu'ils soient savants ou familiers : mécréant, déicide ou théoclaste ! Le proclamer mais aussi le vivre, pas sur les tréteaux ni dans les flonflons, mais au quotidien, en se défiant des idoles et en refusant de s'inventer des édens. Et en incarnant ici et maintenant la fraternité, la justice, la liberté… et la laïcité (tout court), les quatre vertus cardinales de notre vivre ensemble.

Telle est ma foi de barbare. Telle est ma fierté d'ex-croyant dégrisé et d'homme de raison parvenu enfin à maturité. En comparaison, tous les dévots de la planète, avec leurs grigris, leurs sacrements, leurs amulettes, leurs processions, leurs miracles, leurs vieux grimoires, leurs indulgences plénières, leurs moulins à prière, leurs grottes miraculeuses, leurs murs sacrés et leurs esplanades du temple, leurs carêmes et leurs ramadans, leurs mitres, leurs kippas ou leurs chapeaux pointus… tous ne sont à mes yeux que de grands enfants qui ont peur dans le noir et se rassurent à bon compte en ânonnant des fables à dormir debout et à vivre à genoux.

« Pour une larme versée sur le Dieu que je perds, mille éclats de rire au fond de moi fêtent la divinité qui m'accueille partout. » On dirait encore du Pascal… mais cette phrase, le coquet Jouhandeau – le diable de Chaminador comme on l'appelait – ne la cousait pas dans la doublure d'un manteau élimé : il la vivait jusqu'à l'acmé de ses amours interdites après avoir tant rêvé comme moi d'entrer dans les ordres. C'est devenu aussi mon constat après quelque trente ans de désintoxication méthodique et assidue. Un constat non pas amer, plutôt serein et même radieux : l'Homme seul. Charnel et périssable. Pitoyable et sublime. Enfin affranchi ! Et à foi neuve, catéchisme inédit : le contraire de prier ? Rire. Le contraire de mourir ? Jouir. Le contraire de croire ? Savoir.

Et contre la folie de la charité christique, l'amour de l'humaine Raison.

Sur le site : www.atheisme.fr

Dernière publication : Impotens deus, de l'angélisme chrétien à l'homophobie vaticane, L'Harmattan, juin 2008, 138 p. 15,50 €