Tu ne préviens jamais. Toute heure est bonne si cela doit me surprendre. Ou bien suis-je là à imaginer que c'est pour moi que tu te mets au piano. Tu choisis toujours un moment où je ne suis pas au salon. Parfois même, de retour d'une visite en ville, de la grille je t'entends et je suis partagé entre la joie de penser que c'est là m'accueillir, voire me recueillir, et la plus franche irritation de savoir, et de ne pas vouloir admettre, que parfois tu veux jouer sans que je sois là pour écouter.

Je te fais querelle. Comme si ce sentiment tantôt plaisant tantôt agaçant méritait qu'on s'y arrête. Comme s'il n'était pas digne, aussi, de deux hommes, et de leur confrontation, de leur partage en toutes choses et en tous sentiments.

Il y a quelques minutes, tu as quitté ce bureau et tu m'as dit : « Je reviens. » Je savais que tu allais jouer. Je t'ai entendu te diriger vers la salle d'eau de l'étage puis bifurquer vers l'escalier, descendre à pas de loup, traverser la cuisine pour rejoindre le salon par la porte de l'office et la salle à manger. Curieux itinéraire, tu ne trouves pas ? Peut-être m'expliqueras-tu que nous ne sommes pas dupes, ni l'un ni l'autre, et que cela fait partie des manières qui composent la marge spontanée de toute évidence sentimentale. Peut-êre ironiseras-tu en reprenant ce lieu commun de ton humour, m'accusant d'être « romantal et sentimentique ». Allons, Joseph, je t'écoute. Tu m'as dit : « Je reviens… » pour que je ne quitte pas mon poste. Pour que je ne t'observe pas prenant place devant le piano, choisissant une partition, chaussant ces lunettes grossissantes, que tu portes depuis quelque temps comme une paire de loupes. C'est ridicule et touchant. Cela fleure la médiocrité ou bien la grandeur. Il arrive un point où l'on verse si facilement soit dans ce premier excès soit dans l'autre. C'est à ne plus savoir.

Et maintenant tu joues la partie solo de l'andante du vingt et unième concerto de Mozart. Je t'écoute. Et je comprends. Tu ne veux pas que je sois là, derrière toi, te guettant. Tu veux que je sois quelque part, au-dessus de toi, attentif, me bouleversant comme tu te bouleverses à reprendre telle ou telle mélodie, attaché que tu es à ne jamais interpréter mais à toujours déchiffrer…

Tu m'as dit que cette musique avait du tempérament et du caractère. Et je te cite. « Du tempérament à l'image des saisons. Du caractère à l'image des paysages. » Il n'y a, pourtant, aucune narration dans Mozart. L'œuvre y est si proche de la Nature. Et la Nature ne narre pas. Elle se contente d'être. Ce sont les hommes qui se sont mis à raconter.

Voilà qu'en janvier cette musique ne sonne pas comme l'été dernier, ou bien l'été d'avant quand les portes-fenêtres du salon sont ouvertes, quand des bouffées de terre mouillée nous montent à la tête, parfum violent, quand le rossignol chante et s'accorde aux notes d'une sonate. Oui, tout cela est idéal, mais je l'accepte, et tu l'accueilles. Et cela, je le sais, ne durera qu'un temps. Les années passent, je le sens. Ce que tu joues, là, me blesse profondément. Ah ! pouvoir modifiant de ces plaintes d'andantes qui sont en fait cris de vie ! Et toute la maison s'en emplit. Si peu donc t'aurais-je vu devant ton piano, en train de jouer. Je vis cela comme un reproche, presque une jalousie. Mais la jalousie n'est pas la peur de perdre. C'est la frayeur de partager.

Parfois, quand tu joues, je me lève, dans ce bureau, et je frappe les murs, sourdement, je me cogne les poings, toujours la coque, toujours Sandro, je me heurte à toi en cherchant obstinément à m'y plonger tout entier, à m'y placer de force tant du dehors que du dedans, absolument. Il y aura donc toujours pour nous séparer l'entité de nos corps, et pour nous tenter de nous habiller l'un de l'autre, les seuls lieux des plis et des cavités.

Cette musique que tu joues au moment où je m'y attends le plus, même si tu me surprends, comme si tu allais au-devant d'un désir inavoué, ne peut que me désemparer plus encore dans ma quête de toi. Et quand, ému, tu reviens, je sens qu'il en est de même pour toi. Curieux diapason.

Plus ton déchiffrage est hésitant, plus l'appel des sons est poignant. Plus les lignes mélodiques se jettent dans l'espace de notre lieu, cette maison. Ce sont alors des caresses, par vagues, un peu timides, comme harcelantes de tendresse, et tout ici de l'air frissonne, vibre et attend. Tout cela creuse comme une faim de nous revoir.

D'autres fois, aussi, au temps de l'automne ou du printemps, quand je tarde à rentrer du parc, quand tu as prétexté d'aller chercher ton tabac ou des boissons fraîches et que brusquement je t'entends jouer, alors je regarde Saint-Pardom frémir et se mettre à chanter. Et toi, l'enchanteur, du bout des doigts, tu lances tout cela dans l'espace. Je me sens comme ivre d'être là. C'est un bien grand discours qui plaît à nos murs. Le ciel même, l'ormeau et les chênes verts du parc semblent concerter. Et cet excès, tu le liras, je sais, avec économie, ou quasiment modestie. Est-il devenu à ce point inadmissible d'essayer de jouir du temps et de la vie ?

Et quand après tu me touches, glissant ta main dans le col entrouvert de ma chemise, je me mords les lèvres, serre les mâchoires pour ne pas me mettre à trembler. Tu te moques de moi, tu me dis : « Tu as froid ? Tu as la chair de poule ! » Je m'écarte de toi et je répète : « Laisse-moi. » Jaloux ! Au piano, tu fais l'amour avec la maison et tu me forces à vous regarder faire. C'est une grande fête pour nous tous que je souhaiterais pour moi tout seul. Je viens de t'écrire en faible. Et je m'en moque. C'est ainsi. Je te pourfendrai, ce soir. Et je me dis qu'assis à ton piano, souriant, c'est ce que tu attends.


Yves Navarre, Le petit galopin de nos corps, Editions Robert Laffont, 1977