« L'amitié est une souveraine complicité qui a besoin de temps. Et l'on pourrait reprendre à notre compte la vieille idée en vertu de laquelle il n'existe pas d'amitié, en tant que telle, mais seulement des preuves d'amitié, toutes données dans des instants, des moments, développés sur une longue durée. Jamais acquise absolument, elle est à construire sans cesse par des signes, des indications, des démonstrations. C'est dans cette mesure que l'écoulement des années, en ce qui la concerne, est un facteur d'embellissement. Rarement elle supporte l'éloignement, ou l'installation du silence ou le défaut du temps.Elle périt de négligence et d'absence de raison d'être, car elle n'est pas un sentiment éthéré sans relation avec ses conditions d'exercice. La mort, en revanche, arrête la passion dans l'état où elle est : Patrocle et La Boétie seront, de la part d'Achille et de Montaigne, l'objet d'un rare dévouement, d'une fidélité remarquable. L'œuvre entier du philosophe de Bordeaux est un tombeau à la mémoire de l'ombre. Je songe aujourd'hui à ce que Deleuze, parlant de Félix Guattari, appelle une écriture à quatre mains pour dire le lien qui les unissait – les unit. La mort de l'ami est un trou dans l'âme, impossible à combler, le même qui se trouve rempli lorsque l'amitié paraît.

En effet, à l'origine de cette vertu noble, on trouve le manque, la même incomplétude que celle dont Aristophane parle dans le Banquet de Platon : défaut de perfection, solitude, angoisse et vide gisant au milieu de soi. Expériences douloureuses du solipsisme, isolement métaphysique, conscience de ses possibilités et savoir de ses limites, toutes ces certitudes malheureuses conduisent à un sentiment de malaise que l'amitié comble. Cer elle partage de cette intraitable mélancolie, tout comme elle est participation aux excès, aux débordements, à tout ce qui menace expansion en soi. En elle se font les équilibres obtenus par une économie des dons et des présents reçus. Elle est besoin de recevoir et jubilation à donner dans l'exacte relation d'échanges affinés et privilégiés : aucune intersubjectivité ne pourrait se prévaloir de l'amitié qui vivrait hors les confidences et la complicité. L'ami est le seul à détenir des secrets, l'unique à savoir l'indicible. Le terme ne se conjugue pas, et je l'imagine mal au pluriel.

L'amitié restaure les équilibres intérieurs, soit en évitant les mouvements excessifs vers le bas, de même pour ceux qui visent le haut : elle conjure les dépressions, au sens physique du terme, tout autant que les pressions trop fortes. En quelque sorte, elle est une science singulière, un art thermodynamique. Les plaisirs et les douleurs qui menaceraient d'abîmer l'âme sont ainsi désamorcés par le partage, la confidence. D'où l'extrême modernité des analyses de François Bacon qui définit l'amitié comme un sentiment apparenté à la confession auriculaire dont elle procède. Pour lui, ne pas avoir d'ami, c'est être un cannibale qui dévore son propre cœur, car l'amitié est l'art d'amoindrir les douleurs et de pulvériser les calculs. En tant que telle, sa nature cathartique est indéniable, elle aide à vivre en installant l'équilibre, la paix intérieure, l'ordre dans une âme où menaçaient les déséquilibres, la guerre avec soi-même et le chaos. Dans le registre hédoniste, l'amitié est principe d'harmonie par lequel, en réalisant le partage des affects, on augmente les joies et l'on diminue les douleurs de l'aimé tout autant que les siennes. L'amoindrissement de la peine engage immédiatement l'augmentation de jouissance. »


Michel Onfray, La sculpture de soi, Editions Grasset & Fasquelle, 1993.