[Suite des Chroniques de Paul Siméon – Cahier n°46]

Jeudi 16 octobre 1919

Toujours perplexe sur mon avenir, je crois avoir débrouillé assez bien au réveil une alternative. Il faut dire qu'après avoir passé une bonne nuit, j'ai eu le temps ce matin de rêvasser au lit puisque c'est congé. Voici quelles furent mes conclusions du matin - conclusions provisoirement définitives (et je sens l'utilité de mon cahier pour me servir de repères), après avoir parcouru le programme du Droit et surtout celui de l'Ecole des Hautes Etudes Commerciales. Primo, avec la filière du Droit, je n'arriverai guère que par piston jusqu'aux ministères et pour n'y faire, le plus souvent, que des écritures. Reste bien sûr l'administration des Colonies, mais cette perspective n'est guère enthousiasmante. Secundo, par l'Ecole des Hautes Etudes, je pourrais m'orienter plutôt vers une carrière diplomatique mais je devrais me contenter, dans le meilleur des cas, de devenir simple attaché de 2ème classe au Consulat ou à la Chancellerie. Déduction logique : jusqu'à preuve du contraire et jusqu'à nouvel ordre, la Marine est encore ce qu'il y a de mieux pour m'assurer un avenir « intéressant » !

Ceci posé, que vais-je bien noter d'autre de pittoresque ? Ce fut un jeudi plutôt animé et agréable, même si la fameuse soirée n'a pas comblé toutes mes espérances. A midi, après avoir déjeuné à la maison, ce qui me change agréablement des menus de Stan, je me suis rasé puis habillé assez chic en prévision de nos projets de fin de journée. J'ai décidé d'aller d'abord me promener au Bois de Boulogne. Le temps était clair en effet, et même ensoleillé, coupé toutefois d'une bise glaciale. Un vrai temps d'octobre avec un pâle soleil et un froid sec, plutôt sain. Ayant atteint rapidement le lac inférieur par les larges allées qui longent les fortifications, j'obliquai vers le Pavillon chinois. Dans leur ensemble, les arbres ont encore leur parure d'été, mais un vert vieilli, déjà un peu éteint, avec ici et là de grandes taches de rouille. J'en ressens une impression mitigée, tant cette nature me semble peu authentique. Ce parc est à la fois éblouissant et factice, rien à voir avec mes chères forêts du Jura. Les plantes paraissent ici anémiées, les herbages trop maigres tandis que les sous-bois peinent à dissimuler des reliefs de piques-niques dominicaux. Ce qui m'a le plus déçu, c'est le gazon ras, famélique, quelques maigres touffes évoquant les duvets disgracieux d'un visage d'aïeule ou les rares cheveux follets sur une calvitie naissante. Heureusement, quelques pies alertes m'ont diverti un moment de ma déconvenue.

Je préfère le lac supérieur que j'ai découvert cette après-midi. C'est un modeste plan d'eau isolé, d'aspect assez sauvage, d'allure plus campagnarde, donc moins mondaine, que son aîné. Une scène m'a d'ailleurs fort diverti : au détour d'un sentier, j'aperçus deux ou trois pêcheurs affairés sur la berge. Tous me saluèrent aimablement. Ils étaient venus en tandem avec leurs légitimes depuis leurs quartiers prolétariens et ils taquinaient des vifs avec une habileté consommée. Je les observai un moment mais je dus me rendre à l'évidence : leur habileté et leur patience étaient rarement récompensées ! Ils n'en avaient cure, la bonne humeur régnait, une flasque de vin circula. Je préférai m'éloigner tandis qu'une pensée me faisait chaud au cœur : le souvenir de mes parties de pêche dans la Dheune.

Rentré à 5 heures boulevard Pereire, j'ai tenté de me mettre au travail mais j'étais distrait par la perspective du cinéma où nous avions rendez-vous avec les G***. Impossible de me concentrer et de résoudre mon équation différentielle alors qu'une émotion curieuse et enjouée voguait déjà vers Claudine. Déjà, j'étais ému de la retrouver, de me retrouver assis à côté d'elle, de pouvoir lui parler longuement, elle qui m'avait rendu un peu fou au début des vacances. Comme juillet était loin ! Le charme allait-il encore opérer ? Cette séance de cinéma devait projeter le point exact où en étaient arrivés mes sentiments pour elle, peut-être tout remettre en question puisque ce qu'on appelle pompeusement Amour est bien improbable.

A 8 heures précises j'arrivai au cinéma Demours où déjà on m'attendait dans le hall : Monsieur très affable, Madame pomponnée à souhait et Claudine on ne peut plus intimidée. Dès que je l'aperçus, je fus saisi de stupéfaction : était-ce la déesse que je redoutais tant d'approcher ? D'emblée, cette grande fille sage ne m'inspirait plus rien, ni émoi, ni trouble rougissant, à peine une curiosité polie. Il faut dire qu'elle ne portait plus sa toilette de bal qui m'avait tant ébloui le 14 juillet, mais de lourds vêtements d'hiver où elle se trouvait engoncée. Envolée la finesse ! Eteinte sa grâce ! Même ses yeux, n'étant plus avivés par quelque antimoine (je la soupçonne aujourd'hui d'avoir usé de cet artifice) avaient perdu le charme séducteur de cette soirée estivale. A quoi tient la séduction de la féminité ! A quoi l'aveuglement des hommes enamourés ? Néanmoins, et je m'empresse de le noter car je fus non seulement sidéré mais dépité par ma soudaine muflerie, l'ectoplasme de Claudine se montra encore gentil et souriant. Je m'efforçai donc de converser avec elle mais, bien que je fusse placé à ses côtés durant la séance, nous n'échangeâmes que quelques phrases aussi brèves que banales. Peut-être la présence de ses parents augmentait-elle sa réserve ? Peut-être notre soirée fiévreuse s'était-elle à tout jamais éteinte dans sa mémoire avec les derniers feux de l'été ? Fait aggravant, je ne cessais de jeter sur elle des œillades critiques, pas méchantes, non, plutôt amusées : de toute évidence, Claudine – au lieu de rester elle-même – s'inspirait des goûts d'Hélène pour sa toilette et sa coiffure. Elles ont pourtant un genre si différent ! Bref, la nouveauté ne sied pas forcément. Je réussis néanmoins, pour me racheter, à être aimable et très prévenant lorsque je l'aidai à remettre son manteau.

Pour en venir au spectacle, je dois convenir que les différents documentaires furent dans leur ensemble assez peu captivants, à part une étude sur les Esquimaux et des vues remarquables sur un site lacustre des Montagnes Rocheuses. Le reste, des mélodrames ou de courtes études de caractères, paraissaient lasser l'attention des spectateurs par d'inutiles complications de l'intrigue. Même le piano était sans cesse à la traîne et mal accordé. Je pensais me rattraper avec le clou du programme, un des dernier Charlot. Là encore, il m'amusa moins qu'à l'ordinaire et je me lassai vite de ses chutes sur le derrière. Claudine, elle, enfin déridée, s'amusait comme une petite folle. Tant mieux pour elle, tant pis pour moi. En fait, je m'étais vite rendu compte que j'avais déjà vu à Dijon « Charlot fait la noce » ; à l'époque j'avais été très réjoui par ce film, un des plus salés de Chaplin.Bref, l'intérêt de cette soirée, si convoitée pourtant, fut des plus mitigé. Tous les quatre déçus et moi, carrément blasé. Une fois de plus, je n'ai pas su m'imposer : si nous avions été voir le Lys brisé, comme je l'avais suggéré, nous n'aurions pas été à ce point désenchantés. Quant à Claudine, nous n'avons échangé – outre quelques bribes sans aucun intérêt - que deux baisers légers sur les joues. Nul frisson, aucune promesse. Grande fut ma perplexité : j'avais à la fois tellement craint et involontairement espéré ma propre défaite ! Mais je triomphais sans gloire, une minable victoire à la Pyrrhus : j'avais la satisfaction morale de n'avoir pas varié d'un pouce dans mon inclination idéale pour Claudine et la vexation de n'avoir rien retiré de tangible de cette soirée avec une toujours aussi charmante et décevante inconnue. Adieu, vives clartés de nos étés trop courts ! Décidément, les filles ne sont pas pour moi, ou c'est moi qui ne suis guère adapté à elles et à leur Mystère. D'écrire noir sur blanc ce constat me consterne autant que cela me terrorise. Sans doute une nouvelle malédiction de cette saison pourrie !

Vendredi 17 octobre 1919

Temps glacial. Pour la première fois, ça m'a coûté de partir à Stanislas. On y gèle partout de plus en plus et je me sens pris du cerveau.

Tout l'intérêt de la journée a consisté en quelques précieux renseignements que j'ai pu glaner en bavardant avec un fistot à la sortie du réfectoire. Il m'a appris en particulier qu'un officier de la Marine de guerre peut accéder à la Marine marchande, non seulement en conservant une prépondérance sur les officiers au long cours, mais en pouvant garder son uniforme militaire. Bien plus, il peut monter en grade sans problème. Cette assertion (mais il faudra que je la vérifie auprès de l'oncle Jean) a suffi à stimuler mon enthousiasme et à me restituer mon idéal. Quelle que soit la marine choisie, je vaincrai ! Mes résultats en gymnastique n'ont fait que me confirmer dans cette glorieuse intuition : j'ai atteint 4 mètres à l'épreuve de saut en longueur avec élan. Mon record !

L'ambiance de la maison m'a hélas douché. On ne m'a guère prêté attention. Tante Sophie était toute à ses récriminations contre Hélène qui a une tête de linotte, est trop dépensière, n'a plus aucune vie intellectuelle ni musicale, etc. Pour une fois, mon rhume avait du bon : j'entendais ces criailleries dans une sorte d'ouate. Il n'empêche, j'ai le cerveau vraiment assiégé et l'étouffement me menace. Cela me prépare, j'en ai bien peur, quelques jours éprouvants.

Samedi 18 octobre 1919

Début des jours pénibles : froidure, grisaille, brouillard du matin sale et épais. Pas encore de feu nulle part : on grelotte dès qu'on émerge du lit. Pour moi, enrhumé de manière quasi chronique, ces conditions austères annihilent tout enthousiasme. J'ai peine à respirer et je n'ai presque plus de voix. On ne peut fournir un gros travail intellectuel quand on souffre dans son corps. La claustration en boîte m'apparaît encore plus odieuse et les récréations – véritables bains de brouillard – atroces d'ennui. En un mot, ce matin, je sens le cafard m'envahir sournoisement. Ce soir par contre, avec l'anglais et le français qui sont pour moi des cours de tout repos, je pourrai réagir plus facilement, je pense, contre la démoralisation.

Avant de subir mon inhalation et de m'anesthésier sous l'édredon, je note encore, bien que je n'aie guère la force d'écrire, une double anecdote, insignifiante certes, mais qui m'a beaucoup diverti. Ce soir, rentrant de Stan, je me casse le nez à la gare sur une jeune personne complètement affolée. C'était une juive infirmière qui, devant se rendre à Levallois, était tout à fait égarée. Je lui indique la direction de la Porte de Champeret. Me trouve-t-elle trop jeunot pour être fiable ? Elle ergote, s'embrouille, prétend me démontrer le contraire tout en glapissant de manière éplorée ! Un militaire, venu à ma rescousse, tente à son tour de la raisonner en lui indiquant le même itinéraire que moi. Toute agitée, rendue encore plus nerveuse par ce second Bon Samaritain aussi bizarrement incitatif que le premier, elle se remet à nous contredire, presque hargneuse, puis finit par trouver refuge auprès d'un employé du métropolitain qui, placide, lui montre la ligne de… Champeret ! La furie du jeune lieutenant ! (Il m'a fait penser à Dady, du moins tel qu'il surnage dans mes souvenirs, mais son allure générale à lui est trop athlétique à mon goût). « Cette fille est une rosse – bougonne-t-il - et elle est imbibée de vin blanc ! » Je lui ai rétorqué que je le croyais sans peine. Quel fléau ! Du coup, nous avons sympathisé, bavardé un moment dans la salle des pas perdus. J'ai même eu le temps de lui parler Marine et son regard plein d'intérêt m'a comme réchauffé. Comme je n'étais guère pressé de rentrer, je lui aurais bien proposé de continuer une si passionnante conversation dans un des cafés de la gare, mais je n'ai pas osé. Puis, en quelques foulées nerveuses, il a détalé vers les grandes lignes. Progressera-t-il dans la carrière des armes avec autant d'assurance et de panache ? Je l'ai regardé s'enfuir avec regret et envie.


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