Les nihilistes ne sont pas désespérés : ils sont déçus (or on n'est déçu que part rapport à une espérance préalable), dégoûtés, aigris, pleins de rancœur et de ressentiment. Ils ne pardonnent pas à la vie, ni au monde, ni à l'humanité, de ne pas correspondre aux espérances qu'ils s'en étaient faites. Mais à qui la faute, si leurs espérances étaient illusoires ? Celui qui n'espère rien au contraire, comment serait-il déçu ? Celui qui ne désire que ce qui est ou ce qui dépend de lui (celui qui se contente d'aimer ou de vouloir), comment serait-il dégoûté ou aigri ? Le contraire de la rancœur, c'est la gratitude. Le contraire du ressentiment, la miséricorde. Le contraire du nihilisme, l'amour et le courage.

Qu'il y ait quelque chose de désespérant, dans la condition humaine, qui peut le nier ? Ce n'est pas une raison pour cesser d'aimer la vie, bien au contraire ! Qu'un voyage doive avoir une fin, est-ce une raison pour ne pas l'entreprendre, ou pour ne pas en profiter ? Que nous n'ayons qu'une seule vie, est-ce une raison pour la gâcher ? Qu'il n'y ait, pour la paix et la justice, aucun triomphe garanti, ni même aucun progrès irréversible, est-ce une raison pour cesser de se battre pour elles ? Bien sûr qu non ! C'est autant de raisons, au contraire, bien fortes, pour accorder à la vie, à la paix, à la justice – et à nos enfants – tous nos soins. La vie est d'autant plus précieuse qu'elle est plus rare et plus fragile. La justice et la paix, d'autant plus nécessaires, d'autant plus urgentes que rien ne garantit leur victoire. L'humanité d'autant plus bouleversante, qu'elle est plus seule, plus courageuse, plus aimante. « Quand tu auras désappris à espérer, écrivait Sénèque, je t'apprendrai à vouloir. » j'ajouterai simplement, avec Spinoza : et à aimer.


André COMTE-SPONVILLE, L'esprit de l'athéisme, Albin Michel, 2006, p. 65-66.