L'ATHÉISME EST DIFFICILE

Le difficile est d'être seul.

Sans Dieu. Sans amis. Sans amours.

L'athéisme est difficile, et plus d'un y échouent. Il ne suffit pas de ne pas croire, pas plus qu'il ne suffit, pour savoir ce qu'est la nuit, de fermer les yeux… Le néant est un mystère d'abord, et l'on s'invente toujours des soleils. Je sais des athées de naissance plus religieux que certains prêtres. Il est préférable, peut-être, pour devenir athée, d'avoir été croyant : on sait ce dont on parle, et cela rend vigilant contre les idoles. C'est la lucidité des apostats.

Faire le tour de l'athéisme. Comprendre qu'il ne reste alors ni beau, ni bien, ni vrai peut-être. Se perdre dans ce désert. Qui n'a pas fait ce voyage ne peut rien penser vraiment, et pas même ce que c'est que Dieu, s'il existe. Simone Weil l'a bien vu, après Descartes : la foi suppose un athéisme préalable qu'elle dépasse, sans quoi elle n'est que superstition et religiosité. Le vide est l'élément premier qui rend possible le plein. Dans la Bible, Dieu ne crée pas les ténèbres mais constate leur préexistence ; et les atomes d'Epicure, éternels absolument, tombent dans un vide qui pourtant, en chaque lieu, les précède. Le néant existe d'abord. Il est la première vérité : la vérité du silence.

Faire le tour aussi de ses amis. Les perdre tous. Comprendre une bonne fois leur solitude égale à la mienne, et l'accepter. Toucher le fond de leur indifférence. Est-il besoin d'en parler ? Chacun sait ce que je veux dire, ou n'a pas eu d'amis – mais les rêve. Pascal est cruel ici, mais nécessaire. Il faut commencer par la solitude.

Et puis le désamour. N'être plus aimé n'est pas grand chose, encore qu'il faille le vivre. Mais ne plus aimer soi-même, ne plus aimer du tout, comprendre que l'amour n'est rien, qu'il n'existe pas, ou qu'il n'est que sa propre illusion… Il faut avoir aimé pour comprendre cela, pour ne plus attendre de l'amour ce qu'il ne peut apporter, pour savoir que l'amour ne change rien à la solitude, ne change rien à rien, ne change rien même à l'amour… Toucher le fond de sa propre indifférence.

Enfin la mort. Réaliser ce que c'est que mourir. Ce néant-là est aussi profond que l'autre, moins vaste peut-être, mais plus sévère. Narcisse s'affole à s'imaginer absent. Il faut être Narcisse un peu pour comprendre, car la mort est égoïste. Les autres ne meurent pas vraiment ; ils nous quittent, ils s'en vont… Et la déchirure est atroce, je le sais, et horrible la blessure. Mais justement : c'est une blessure. Moi seul je suis mortel, et ma mort est l'unique scandale. Point besoin de raisonner : il suffit de l'imaginer pour la craindre, et mon corps m'apprend assez qu'il la refuse. « Je n'existe pas » : phrase impossible ; et pourtant, cela sera. Ceux qui n'ont pas connu cette peur manquent d'imagination, voilà tout, ou de lucidité. Ma mort est mon horizon et ma limite. Elle est ce qui me définit, et les dieux sont immortels parce qu'ils n'existent pas. Mourir est le prix à payer d'être soi.
La mort est solitude.


André Comte-Sponville, Le mythe d'Icare, traité du désespoir et de la béatitude, tome I, page 16, PUF.