PIO : Tuer des Tutsis, je n'y pensais même pas quand on vivait en bonne entente de voisinage. Même d'échanger des bousculades ou de mauvais mots, ça ne me semblait pas convenable. Mais quand tout le monde a commencé à sortir la machette en même temps, j'ai fait pareil sans m'attarder. Je n'avais qu'à imiter les collègues et penser aux avantages. Surtout qu'on savait qu'ils allaient quitter le monde des vivants pour de bon. Quand tu reçois des ordres catégoriques, des promesses de bénéfices longue durée et que tu te sens bien épaulé par les collègues, la méchanceté t'est bien égale pour tuer à tour de bras. Un génocide, ça se montre bien extraordinaire pour celui qui arrive après comme vous ; mais pour celui qui s'est fait embrouiller des grands mots des intimidateurs et des cris de joie des collègues, ça se présentait comme une activité habituelle.

LEOPORD : Les Tutsis avaient accepté tellement de tueries sans jamais protester, ils avaient attendu si souvent la mort ou les mauvais coups sans élever le ton, que d'une certaine façon on a pensé en notre for intérieur qu'il leur était fatal de mourir ici et maintenant tous ensemble. On a pensé que puisque ce boulot ne rencontrait aucune contrariété, c'est bien qu'il devait être fait. Cette pensée nous a aidés à ne pas penser au boulot. Par après on a su comment ça s'appelait. Mais entre nous dans la prison, on n'use pas ce mot.

IGNACE : C'était tuer ou être tué. Chaque matin, il y avait ceux qui devaient mourir et ceux qui devaient tuer. Celui qui se prononçait contre les tueries, il était tué, même à le murmurer. Celui qui s'esquivait, il retardait les tueries de ses collègues, et il devait se dissimuler jusqu'à ce que de mauvaises recommandations le pénalisent. Au fond, ce que vous appelez génocide sont des tueries qui ne proposent qu'une option.

FULGENCE : Plus on voyait des gens mourir, moins on pensait à leur vie, moins on parlait de leur mort. Plus on s'habituait à prendre goût. Plus on se disait en son for intérieur que, puisqu'on savait le faire, on devait bien le faire jusqu'au dernier des derniers. C'était une optique finale qui allait de soi, dans un fort brouhaha de cris ; mais sans paroles désobligeantes.IGNACE : Les prêtres blancs s'étaient enfuis aux premières escarmouches. Les prêtres noirs étaient devenus des tueurs ou des tués. Dieu gardait le silence et les églises puaient des cadavres qu'on avait délaissés dedans. La religion ne trouvait pas sa place dans nos activités. Nous n'étions plus des chrétiens ordinaires pour une petite période, nous devions oublier nos devoirs appris dans le catéchisme. Il nous fallait donc d'abord obéir aux chefs. Et à Dieu seulement par la suite, très longtemps après, pour se confesser et faire pénitence ; quand le boulot serait terminé.

JOSEPH-DESIRE : Moi, je suis né hutu, je ne l'ai pas choisi, c'est Dieu. J'ai massacré les Tutsis, puis les Tutsis ont tué des Hutus. J'ai tout perdu, sauf la vie pour le moment. Je ne reconnais plus ma propre existence dans ce chaos. C'est Dieu seul qui peut l'apercevoir, la veiller et la guider. C'est pourquoi j'ai choisi de confier à Dieu mon destin. C'est lui seul qui pouvait arrêter un génocide, c'est lui seul qui peut me comprendre, c'est lui seul qui peut sauver ma vie désormais. Aucun humain ne peut s'intercaler entre lui et moi. Voilà ce que je veux croire désormais.

ELIE : Depuis l'indépendance, les intimidateurs n'ont jamais cessé de tripoter l'idée des tueries, en se gardant de jamais les nommer. Par exemple, quand ils proclamaient : « Il n'y a pas assez de terre pour deux ethnies dans ce pays, et aucune ne va s'en aller, il revient donc aux Hutus de solutionner », cela signifiait ce qui ne se disait pas.

PANCRACE : A la radio, on entendait que les inkotanyi [signifie « invincibles ». Nom donné aux rebelles du FPR.] avaient des queues ou des oreilles pointues ; même si personne ne pouvait le croire, ça nous faisait du bien de l'entendre. Ce n'était pas des drôleries convenables, mais pour nous c'était des drôleries malgré tout. C'était mieux que ne rien entendre du tout.

ADALBERT : Le génocide n'est pas une idée commune aux guerres et aux batailles. C'est une idée des autorités pour se débarrasser d'un danger à jamais. C'est une idée de commodité qu'il n'est pas nécessaire de nommer et d'encourager, sauf des habituels jets de méchanceté. Elle est très ordinaire lorsqu'elle vole de parole en parole, parfois de blague en blague ; elle devient extraordinaire lorsqu'elle est attrapée par la pointe des machettes.
Cette idée ne meurt pas avec les tueries, ni après la victoire ni après la défaite. Elle peut être récupérée par de futures autorités vers une autre destinée. Mais comment tuer une idée, d'un usage extraordinaire, si on ne sait pas comment tuer son mot, qui peut la ressusciter ? Tuer des ennemis, tuer des fautifs, tuer des avoisinants, on peut le comprendre… Tuer des idées et des mots, ça surpasse l'intelligence, en tout cas celle du cultivateur.

LEOPORD : Quant les Tutsis se faisaient attraper, beaucoup mouraient sans mot dire. Au Rwanda, on dit « mourir comme un agneau dans la Bible » ; il faut dire qu'au Rwanda, il ne se trouve pas de mouton pour en connaître le cri.
Ça nous touchait parfois péniblement qu'ils attendent la mort sans crier. Le soir, on se posait des questions ensemble, on se répétait : Pourquoi ces gens qui vont quitter ne protestent pas, pourquoi ils ne demandent pas grâce ?
Les encadreurs prétendaient que les Tutsis se sentaient coupable du mal d'être Tutsis. Des interahamwe [« Unités ». Nom des milices extrémistes hutues.] répétaient qu'ils se sentaient fautifs des malheurs qu'ils nous avaient apportés. Moi, je savais que ce n'était pas vrai. Les Tutsis ne demandaient rien, parce qu'ils ne croyaient plus aux mots dans ces moments fatals. Ils ne croyaient plus aux cris ; comme des animaux effrayés par exemple qui hurlent par-delà les coups mortels pour se faire entendre. C'était une tristesse toute-puissante qui les emportait. Ils se sentaient abandonnés de tout, même de ce qu'ils pouvaient dire.


Témoignages extraits de Une saison de machettes, récits, de Jean Hatzfeld, Seuil, 2003.


PS En 1994, entre le lundi 11 avril à 11 heures et le samedi 14 mai à 14 heures, environ 50000 Tutsis, sur une population d'environ 59000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9h 30 à 16 heures, par des miliciens et voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda.