Dès les premiers temps de la vie, dès les premières personnes qui se penchent sur le berceau des nouveaux-nés, qui les caressent, les masturbent, chatouillent leur anus incontrôlé, on donne aux enfants l'habitude des contacts homosexuels. Il faut être vigilant, et ne rien ménager pour que leur érotisme puisse surmonter la génitalité bestiale. On leur parle de leur corps, de leur beauté, on leur fait apprécier la douceur des mots obscènes, on les mélange à beaucoup de citoyens de tout âge afin qu'ils s'accoutument à la pluralité et à déterminer eux-mêmes les compagnies qu'ils préfèrent. Toutefois, s'ils paraissent s'attacher trop à des représentants de l'autre sexe, on brise au plus vite ces amitiés dangereuses.

Plus tard, ils découvrent que les plaisirs homosexuels sont le ciment de toute harmonie et de toute activité. On les met sévèrement en garde contre les relations exclusives de couple, survivance antisociale de l'hétéromanie, vice narcissique et borné. On les habitue à mêler le plaisir amoureux aux circonstances collectives où la vie les place, travail, culture, loisirs. Chaque année, on récompense (éloges, bonbons, couronnes de roses) les enfants qui ont fait l'amour avec le plus grand nombre de citoyens (dont une proportion équitable de partenaires laids, infirmes ou gâteux), et donné par là à chacun l'exemple d'une parfaite adaptation de leur sexualité au devoir civique. Ainsi, il ne vient à personne l'idée immonde de privatiser son sexe, de se refuser à autrui ou de rester chaste.

On prévient les enfants contre les ridicules de la virilisation et de la féminisation ; on leur dit quelle déchéance les menace s'ils deviennent hétéros, quelle infériorité, quel isolement. On leur apprend à reconnaître les pervers et déjouer leurs invites. Du premier mot qu'ils entendent et jusqu'à l'âge adulte, toutes les conversations, tous les livres, les jouets, les films et dessins animés, les journaux, toutes les bandes dessinées, les émissions télévisées, les publicités, tous les enseignements de toutes les disciplines incitent les jeunes à l'homosexualité et leur font mépriser et haïr l'inverse.

Les adultes, quant à eux, abordent parfois la question scabreuse des « minorités sexuelles ». Il faut savoir en parler. Certains se flattent d'avoir des amis hétéros, mais cette affectation de tolérance leur sert souvent à déguiser leur propre perversion. En contrepartie, c'est sur l'homosexualité et la pédophilie que reste centrée, là encore, toute la communication humaine : livres, films, télévision, radio, journaux, université, sciences, philosophie, sexologie, photographie, peinture, sports, documents sur les chefs d'Etat, les grands hommes et grandes femmes, interviews, théâtre, mime, pornographie, la mode, les jeux, les vacances, la philatélie, la gastronomie, la religion, l'élevage des puces, l'art officiel et les recherches marginales. Grâce à quoi les membres de cette société auraient peine à trouver dans leur esprit et dans leur corps la plus infime trace de désir pour le sexe opposé, et sont donc unanimement convaincus que l'homosexualité est dictée par la Nature – celle du genre humain.

On a toutes les difficultés à montrer au grand public les scènes brutales d'hétéromanie que présente la vie des bêtes : un film où des lionceaux grandissaient entre les pattes de leurs parents a dû être censuré tant il indigna ses premiers spectateurs. Respecter la vérité jusqu'à la provocation, en effet, c'est oublier que l'objectivité doit engendrer l'harmonie, non le désordre. L'Association nationale des Impubères à dents de lait, groupe de pression très puissant, fit déposer une plainte contre un documentaire : un oiseau adulte aux airs avantageux y donnait la becquée à des oisillons nus, chauves, édentés, impuissants, renfermés dans un nid. Réglé d'avance, le procès démontra que ces images étaient truquées, et leur auteur, jugé coupable de propagande hétérofamilialiste, passa en salle de neurochirurgie avant d'être exécuté (on ne tue pas les malades).

(…) On multiplie les ouvrages, les films, les enquêtes, les débats, les écrits parascientifiques, les personnages de roman, les faits divers scandaleux, qui montrent l'hétérosexualité sous le jour le plus dégradant, le plus odieux, le plus risible. Sinon, tout doit louanger l'homosexualité, l'idéaliser, l'embellir, dépeindre ses plus humbles nuances individuelles, par millions, par milliards ; y inciter sans cesse, taire ses abus, ses médiocrités, ses délits, ses artifices, ses ratages, légitimer ses contraintes, ennoblir ses devoirs : et ce qui n'est pas conforme au mythe de l'homosexualité universelle et radieuse, gage unique de dignité et de liberté humaine, est déformé, falsifié, minimisé ou détruit.

Les hétéros, inexplicablement sensibles à ces nécessités sociales, se terrent chacun à l'écart, cultivent un sentiment de culpabilité, de dégoût d'eux-mêmes, des idées de suicide. Ils tâchent d'élaborer une version décente de leurs mœurs et condamnent ceux d'entre eux qui ne sont pas présentables – ceux qui se féminisent ou se virilisent trop, ceux qui s'en prennent aux mineurs, ceux qui répondent agressivement à l'oppression homo (ils ont trouvé malin d'appeler les citoyens normaux, qu'aucun nom n'a besoin de désigner, des « homos »), au lieu de chercher à collaborer avec la société, dans le respect mutuel et la confiance, comme on les y invite.

Les plus audacieux, les plus riches, exhibent leurs mœurs en prenant de faux airs épanouis : peine perdue, leur cynisme révolte les masses. Ces impostures ne peuvent faire oublier les vrais stigmates du vice. Les hétéros sont déséquilibrés, immatures, exténués et sans joie, malheureux, hypocrites, solitaires : leurs sales jouissances, dont le détail est repoussant à dire, sont furtives, sinistres, et d'ailleurs ne les assouvissent même pas. Leur conjugalité le prouve : car, lorsqu'ils s'accouplent avec quelqu'un, ils en sont si peu satisfaits qu'ils ont besoin de recommencer le même acte avec cette même personne pendant des mois, des années, parfois la vie entière. Fixation maniaque, érotisme compulsif ; espèrent-ils qu'en s'appropriant un ou une partenaire, en le (la) polluant des milliers de fois, ils goûteront enfin un plaisir que ces copulations aberrantes et infirmes ne pourront jamais procurer ?

(…) La Science démontrer que l'affreuse existence où se complaisent ces pervers est un signe évident de leur anomalie. Certains écrivains en font des livres excitants et hideux. On construit des théories qui expliquent comment on devient hétéromane : et la vérité est qu'on ne le devient pas, on le reste. Il s'agirait d'une fixation à un stade infantile de la sexualité, qui a pour effet que ces malades ne s'élèvent pas au-delà de ce que dicte l'instinct des mammifères, et ne connaissent jamais la plénitude que nous goûtons si, en soumettant notre sexualité aux exigences sociales, nous sublimons en amitié notre tendance à jouir avec l'autre sexe, et si nous intégrons ces lubricités à tout rapport avec le nôtre. On dit quelle jungle était la société » quand les hommes y étaient en proie à l'hétéromanie ; quelles tortures subissent les enfants qui naissent des couples proscrits et vivent enfermés avec eux, effrayés par le monde extérieur, n'osant pas même aller dans la rue et rencontrer leurs contemporains. Enfin, on associe toute image de noblesse, de bonheur, de vertu et de paix à l'homosexualité, toute idée de bassesse, de malheur, de violence et de vice aux hétéros. On dénonce la destruction du tissu social que produirait un renouveau de leurs mœurs : femmes abruties et caricaturales, soumises aux convoitises des mâles, exploitées comme des chiennes, hommes grossiers, brutaux, despotiques, se divisant et se combattant les uns les autres, enfants asservis, méprisés, crétinisés, battus ; émiettement de la communauté humaine en petites cellules semblables au terrier des bêtes, d'où chacun haïrait chacun, et dans lesquelles ne règneraient que déchirements, jalousie, tyrannie, morosité, névrose. On fait contraster cela avec l'immense courant de désir libre qui, dans la société homosexuelle, unit d'un côté tous les garçons et tous les hommes aux hommes, de l'autre toutes les filles et toutes les femmes aux femmes, et les relations pacifiques, égalitaires, respectueuses et douces qui prévalent entre les sexes, entre les âges. Dès lors, les revendications hétéros qu'un excès de tolérance laisse émettre ici ou là n'ont qu'un effet : elles décrivent à chacun, jusqu'à l'horreur, à la nausée, au cauchemar, les souffrances que connaîtrait l'humanité si l'ordre hétérosexuel dominait.


Tony Duvert, Journal d'un innocent, Minuit, 1976.