Dimanche 28 septembre 1919. Orages… ô rage !

Ce dernier dimanche passé à l'Etoile s'est levé sous un ciel gris suintant de pluie. Durant toute la matinée, j'étais torturé par la pensée que ma bicyclette était peut-être irréparablement endommagée. Avec toutes les difficultés familiales qui vont aller en s'aggravant, comment pourrais-je m'en procurer une autre ? Cette incertitude se mêlait à une sourde angoisse concernant la rentrée imminente et je traînais dans toute la maison un spleen indicible. Au lieu de finir en apothéose, mes vacances s'achevaient en ruines.

En partant pour la grand-messe, j'eus néanmoins un court moment de répit. Comme je m'étais confié à notre jardinier, Auguste me dit qu'il ne fallait pas me mettre martel en tête. Pareille mésaventure lui était arrivée juste avant la guerre. Son engin avait heurté violemment un char à bœufs, mais tout avait été réparable. Ses paroles pleines de bon sens me rassurèrent un peu et adoucirent mon supplice de pénétrer dans l'église. L'office eut l'immense mérité d'être bref, en partie grâce au sermon vite expédié. Merci monsieur le curé ! A la sortie, malgré la pluie, on parla avec animation, l'orage de la veille faisant le principal objet des conversations. La tragédie de St Didier faisait courir parmi les dames un bruyant frisson : un fils Lambert avait été foudroyé en menant ses bêtes à l'abreuvoir. Comble d'infortune tragique, la même famille avait déjà perdu un autre fils, piétiné par son cheval au moment où le jeune garçon tentait de lui passer le licol. Pauvres enfants ! Pauvres parents ! Pauvre Bon Dieu impuissant ! La pluie tombant encore plus drue, le groupe de pleureuses ne se résignait pas à quitter l'auvent, et cette ambiance sinistre me glaçait. Il me semblait que le silence eût été préférable à de tels bavardages se concluant par l'inévitable refrain : « Que voulez-vous, c'était son heure ! » Comme s'il y avait une bonne heure pour mourir à vingt ans ! Ce sont de tels événements qui, bien que je tente de faire la part des choses, sapent peu à peu ma croyance. Tandis que ces dames commentaient en chœur l'horrible drame, je me disais, l'air renfrogné : « Vous n'avez pas dû chanter assez fort tout à l'heure, mes bonnes ! Votre doux Seigneur est sourd… à quoi bon caqueter maintenant ? »

Mon retour à la maison fut donc encore plus sombre qu'à l'aller. Mère m'en fit la remarque, ajoutant que ce n'était pas la peine d‘aller prier dans un tel état d'esprit, déjà que je n'avais pas communié, que j'avais de la chance en comparaison du malheureux foudroyé, etc. Que répondre sinon hausser les épaules ? Il ne lui était pas même venu à l'esprit que, plus qu'un infortuné paysan, c'était le spectre macabre de la rentrée qui me barrait la route et assombrissait mon front. Mon chemin était obturé, je ne serais jamais le grand Officier de ses rêves et Paris allait achever de m'anéantir. J'arrivai à Montclairgeau avec reconnaissance car, pour dire les choses avec pudeur, c'est sur les intestins que se porte ce genre d'émotions. Quand elles sont passées, bien plus tard, le côté trivial des symptômes prête à sourire mais, sur le moment, dans la débâcle totale, on prend une conscience quasi physique de son délabrement intérieur. C'est pourtant dans ces conditions humiliantes que j'ai passé mon début d'après-midi, m'efforçant en vain de m'intéresser au Jean Lbogar de Charles Nodier.

Voyant mon marasme et en devinant la raison, Cécile me proposa de l'accompagner pour le goûter chez les de Virville qui serait plus sélect que celui de la veille… Généreuse petite sœur que je soupçonnais de vouloir conter fleurette au fade Xavier. Mais va pour le goûter et cette touchante B.A. ! Le temps se mit au diapason de mon meilleur moral : vers 4 heures, la pluie avait cessé, le ciel s'était dégagé et, jusqu'au soir, nous eûmes droit à un temps estival avec un grand vent. En traversant l'Etoile, nous constatâmes que la baraque du bal, recouverte d'une horrible bâche jaune, était pleine d'une plèbe campagnarde grouillante et plus ou moins nauséabonde. C'était fête au village, l'octave de la Saint Corneille, patron du pays. Nous montâmes directement chez nos hôtes où se pressaient déjà un aréopage de dames mûres assiégeant une table de friandises. Les jeunes gens présents, dont la pétulante Taton, furent conviés à une table à part où nous pûmes engloutir à notre aise. J'espérais encore revoir Colette… Hélas ! La conversation languissait souvent, le courant ne passant décidément pas entre ce freluquet de Xavier et moi-même. Nous avons deux caractères peu faits pour sympathiser et chaque été, lorsque nous nous revoyons, je le ressens. Par contre, ma sœur n'est pas du même avis…

Après le goûter, nous allâmes nous promener vers le haut de la propriété, traversant les vignes jusqu'à une clairière où nous venions jouer enfants. Tout le paysage détrempé semblait avoir été lavé par l'orage : partout des traits précis, des teintes contrastées. Cécile causait beaucoup, beaucoup trop, pour garder contenance ou plutôt attirer l'attention sur elle. Xavier proférait quelques plaisanteries qui se voulaient spirituelles. Seule Taton m'intéressait un peu. Je la regardais à la dérobée; décelant sur son minois des expressions de feu Lily. N'eût été ce jeu de ressemblance et le spectacle enchanteur des vallonnements de l'Etoile (si familiers à celui qui venait d'y passer l'été et d'éprouver quelques sentiments neufs et intenses), je me serais fort ennuyé. Et sans cesse, telle une guêpe importune, la perspective de la rentrée venait me harceler et s'imposer, gâchant mon retour vers Montclairgeau.

Nous arrivâmes au château à la tombée de la nuit. Je voulus, avant même de me changer pour le dîner, monter vers les tilleuls pour contempler une dernière fois ma chère Bresse. Cécile se fit prier pour m'accompagner, car elle était fourbue de sa promenade de l'après-midi et plus encore de notre périple sous la pluie. Quelle citadine elle fait ! Les rôles sont vraiment mal distribués : c'est elle qui reste à la campagne alors que je suis exilé à Paris. Seul point commun : nul n'est satisfait de son sort ! Mais nous n'avons pas regretté notre ultime escapade. Que les bois étaient impressionnants dans leur immobilité froufroutante et leur obscurité pleine de mystères ! Que ce calme de la nature, déjà cerné par l'automne, était sublime et poignant ! Au-dessus de la plaine, traversant les ténèbres qui déjà s'amoncelaient, une longue bande rouge, d'un beau rouge cramoisi, couleur du tango de Colette ! Je reconnus dans le lointain, au-delà des bois, les feux de Villevieux et cette vision me poigna si cruellement le cœur que je crus défaillir : j'aurais souhaité mourir, là, foudroyé à mon tour, terrassé par l'injustice de mon prochain départ. Toute la campagne, les frondaisons qui roulaient, les feux du couchant, les nues obscures, tout cet univers s'adressait directement à moi, me prenait à partie et je ressentais un tendre et violent reproche : « Pourquoi t'en vas-tu, Paul ? Ne sommes-nous pas faits pour toi ? N'est-ce pas ton pays ? La seule patrie où tu puisses respirer et aimer… » Je me tenais droit, dressé contre le vent, les yeux étincelants, la gorge nouée tandis que Cécile m'assourdissait de son caquetage laudatif sur le merveilleux « Xav » ! Je l'entendais à peine. Saisi de prémonition, je discernais déjà, au-delà de l'horizon, bien plus loin, plus au nord, là où les tilleuls ne mugissent pas dans le vent, la mégalopole qui me fait tant horreur et plus encore le bagne de Stan. Oui, même si tous s'unissent pour m'en vanter le sérieux, le prestige et les bienfaits, pour moi, c'est bel et bien, dès demain, l'enfer. Un enfer civilisé et cruellement réservé - tel un supplice raffiné - aux âmes sensibles, patriciennes, éprises de beauté, de poésie, d'indépendance morale et de réflexion profonde. Géhenne destinée aux âmes ingénues qui auront péché par excès dans leurs aspirations à la sincérité et à leur vérité profonde. Oui, surtout à l'approche de l'hiver urbain, quel épouvantable châtiment que la « Rentrée » !

Que conclure à présent, seul, face à mon cahier ? Est-il même utile de gloser alors que la réalité s'impose : fin des vacances. Triste adieu à la campagne. Vaine révolte. Malédiction des rêveurs bien-portants : comme chaque fois, je survivrai sottement à mon naufrage intime ! Une pneumonie tue bien plus sûrement qu'un désespoir de l'âme. Pourtant, à l'heure où je termine cette chronique dominicale, coupant court au cafard qui, dans la solitude de la nuit, ouvre enfin les vannes et inonde ma page, j'ose noter ce défi, tout en sachant hélas ! que je n'obtiendrai pas la palme (si ce n'est celle du bouffon phraseur) : s'il me fallait à tout prix choisir, là, sur-le-champ… si j'en avais le pouvoir, suffisamment fort ou bien trop lâche, j'opterais sans hésiter, le cœur content… tant il m'est plus doux de mourir que de partir pour Stan !

Lundi 29 septembre 1919

Comme il a passé vite ce dernier jour de vacances, sans même que je revoie « la petite Colette » sur qui je fondais mes dernières espérances ! N'avait-elle donc pas envie de me dire au revoir ? Un mot gentil – je ne parle même pas d'un chaste baiser ! – aurait par avance allégé mes soucis. Hélas ! ma dulcinée brilla au tennis par son absence.

Ce matin, vaillant rescapé, je me suis levé de très bonne heure pour aller en voiture à Lons-le-Saunier. Mon trousseau était encore incomplet et je devais faire mes dernières emplettes avant l'hiver. Triste présage, le temps était froid, brumeux, maussade. Pour la première fois depuis Pâques, j'avais mis un pardessus neuf et il ne parvenait même pas à me protéger du vent qui nous cinglait dès que le cheval se mettait au trot. Quel sinistre équipée ! Nous étions empilés sur la banquette arrière, l'oncle Léon, Mère et moi-même. Cécile et Geneviève nous suivaient sur leurs bicyclettes. Voyant défiler toute cette chère campagne, symbole de liberté, je devais avoir un air sinistre car ma sœur aînée le fit remarquer à la cantonade. « Ouh ! notre Paul a l'air d'un martyr ! » Tu as raison, Cécile, même si tu es décidément trop bavarde. Martyr, comment ne le serais-je pas puisqu'on me persécute et qu'on me condamne sans m'avoir entendu ?

En ville, la température me sembla un peu plus clémente. Spectacle étrange, la cité était pleine de Russes en casquettes, uniformes verdâtres et molletières. (C'est le reste du régiment anti-bolchevique qui s'était formé à Pâques). Je fis mes dernières courses, sans conviction. Je retrouvai aussi ma pauvre Rossinante dans l'état où je l'avais laissée avant-hier, grièvement blessée, et la traînai avec peine par des rues détournées jusqu'au garage Rathier. J'aurais eu trop honte qu'on me vît ainsi humilié. Après avoir ainsi joué au Bon Samaritain, je retrouvai tout le monde sur la grand place et nous revînmes à Montclairgeau par le même équipage poussif et frigorifié. Il était midi passé.

Après le déjeuner, vite expédié, je décidai de monter à Persanges. Le tennis ne serait-il pas pour moi le meilleur dérivatif ? Je sentais en effet poindre depuis ce matin, embusqué sous ma mauvaise humeur, un cafard de forte amplitude. J'arrivai au château un peu avant 5 heures, juste au moment du thé. Très peu de jeunes gens, à part les aînées des demoiselles M*** et le toujours fringant capitaine de Beaufort. Pas de Colette en vue. Durant la collation, qui n'en finissait pas, Monsieur de Catelin se lança dans une savante dissertation où il était question de charité et de jalousie. Son homélie qui se voulait en même temps érudite et divertissante ne fut que pédante et l'intérêt (poliment) simulé de l'auditoire acheva de me consterner. S'il est une seule chose que je ne regretterai pas à Paris, c'est bien ce genre de mondanités provinciales où la vacuité le dispute à la fatuité.

Je me détendis un peu au moment des matchs. J'avais pour coéquipier le capitaine et nous n'eûmes aucun mal à enfoncer les filles, Lolo de Catelin et la poussive Madeleine. Je jouais néanmoins nettement moins bien que Sigismond mais j'en accuse, avec raison me semble-t-il, mon atroce raquette. Quand donc pourrons-nous à Montclairgeau nous offrir un matériel digne de ce nom ? Je sais que nos difficultés ne cessent de croître, même si chacun s'applique à sauver la face, mais, vraiment, tennis et bricolage ne font pas bon ménage.

Je profitai d'une pause pour monter à nouveau, mais seul cette fois, jusqu'à la lisière du bois. Adieu ma belle Bresse ! Adieu, mon cher Villevieux, comme tu vas me manquer ! Puis je redescendis sur le court et remplaçai Lolo qui venait de se blesser au tibia, rien de grave, Dieu merci. Durant ce dernier match, en simple contre le capitaine de Beaufort, la cloche de Montclaigeau sonna trois fois. C'était l'heure du dîner. Cécile et moi avions oublié que l'on soupait plus tôt que de coutume car oncle Léon et tante Guitte repartaient définitivement pour Paris le soir-même. A peine la partie terminée, (je dus hélas m'incliner), nous nous hâtâmes de dire adieu à chaque joueur avant de rentrer à toute vitesse en courant, fous de tristesse et d'appréhension à cause de notre retard. Nous arrivâmes au château à 7 heures moins le quart et, le temps de nous changer, l'Angélus sonnait lorsque nous entrâmes dans la salle à manger. Tout le monde était déjà à table et l'ambiance semblait maussade. Notre bévue n'arrangea rien. Une nouvelle fois, nous n'étions pas ponctuels et, plus que la pendule, le regard de Mère fut éloquent. Le dîner fut très vite expédié, un peu trop vite au gré de mon estomac… A 8 heures précises, toute l'escouade familiale accompagna les voyageurs jusqu'au porche de la basse-cour ; c'est là qu'une auto fermée attendait déjà oncle Léon et tante Guitte. Je n'avais guère besoin de cet avant-goût de départ pour m'attrister davantage. Demain, ce serait mon tour… Je battis en retraite vers ma chambre où déjà m'assiégeaient mon appréhension de la rentrée scolaire et l'angoisse d'un nouvel hiver à Paris.

Il n'est donc guère utile de noircir davantage cette page. A quoi peuvent bien servir les regrets ici formulés ? Sans doute – et sincèrement je l'espère – les trouverai-je stupides ou pour le moins excessifs d'ici quelque temps. (Je n'ose même pas relire mes dernières phrases insensées d'hier soir.) Mieux vaut donc finir ex abrupto. Adieu Jura, adieu liberté adorée, adieu les jeux, l'insouciance, le bonheur simple. Adieu les bois et les champs, ma Dheune et ses saules, mes prés, mes grillons et mes moissonneuses-batteuses. Adieu mes émois, mes fantasmagories, mes songeries secrètes. Adieu Assomptionnette, adieu Denise, adieu « petite Colette » !

Adieu… je vais dépérir loin de vous pendant un an.

Post scriptum 1 : ce feuillet est la dernière page de mon cahier de Chroniques. Faut-il y voir un funèbre présage ou l'amorce d'un renouveau ?

Post scriptum 2 : unique consolation. Je me suis mesuré ce matin. Je totalise 1 mètre 65 et une légère fraction en sus. On peut donc dire, sans outrecuidance, 1m 66. J'ai bien grandi durant ces deux mois de vacances. Mais qu'est-ce cela en comparaison des amertumes de la vie ?


A SUIVRE