(…) Les écrivains de la rentrée ont quatre mois pour prouver aux lecteurs qu'ils sont des « grantécrivains » et non de simples animaux de basse-cour : 90% meurent dans les quatre semaines qui suivent la parution de leur artefact, une vingtaine seulement survit, en partie grâce à un capital génétique éprouvé à l'aune de labels bonifiés : les prix littéraires. En réalité, ce sont leurs producteurs (éditeurs) et leurs revendeurs (libraires, grande distribution) qui analysent, soupèsent, évaluent leurs projets (dits tapuscrits) avant et pendant. Le calibrage prime donc sur le fond (deux cents pages en moyenne, happy end, jolie photo etc.). Chasseurs de têtes/textes, condition de cet oekoumène, les médias armés de caméras et de micros, privilégieront la biche et le sanglier mais aussi la chimère. Toutefois, le règlement interdit certaines exhibitions, aussi des espaces virtuels de lectures (Internet) suppléent au manque de fantaisie et au rigorisme qui règnent sur cet impitoyable terrain de jeu, qui n'est pas sans rappeler la cour de récré (publier confine parfois à l'ordalie).

Tous les producteurs le clament : 90% des livres imprimés relèvent des domaines techniques et non de la fiction. Aussi, dans un élan fordiste, le roman français connaît un mode de fabrication-vente comparable, par exemple, aux livres scolaires qui possèdent, eux, des millions de lecteurs obligés. Cette année, en zone littéraire, l'air est triste, sombre même. Les pages présumées renferment de terribles tragédies, quand la réalité terrienne, elle, continue, au grand dam des bureaux de tendance, de déconcerter. L'année française dure sept mois. Une période pendant laquelle un livre doit trouver des lecteurs qui se feront un devoir de lire. Mission accomplie : un livre lu par an, ce n'est pas une perte de temps. Planant sur cette chaîne causale, des milliers de Prométhée cherchent à dérober le feu littéraire parmi des milliers de livres que toute la vie humaine ne suffirait pas à lire.

L'écologie du livre passe-t-elle par une meilleure gestion des flux de production ? Des zones d'accouplement écrivain-éditeur ? Ou de la préservation des librairies-nids ? Il semblerait plutôt qu'en France, on surestime le temps de lecture potentiel de chacun. En toute logique, la rentrée littéraire devrait avoir lieu en juin, au moment des grandes migrations estivales ou la veille des congés scolaires quand les familles se soucient de leurs petits, autrement dit, toute l'année. En France, s'entend. Sur les territoires extérieurs, les indigènes, aux espaces linguistiques plus conséquents, semblent se gausser des singularités littéraires françaises qui miment, parfois, le comportement de la bécasse ou du défunt mammouth…


Jean-Pierre QUINTON, éthologue

in TGV MagazineSeptembre 2008, page 88