Mais j'y renonce, à ma goutte d'or, la vie est faite de renoncements. Je pourrais d'ailleurs changer le titre en corne d'or, et je dirais la complaisance du soleil qui transmutait, ce soir-là d'hiver, en filaments d'or la neige lente sur la coupole d'Aysofya, mais laissons cela. Je serai mieux encore, ainsi, dépossédé de ce que j'écris. Des livres, au demeurant, j'en ai commencé des monceaux afin de ne cesser d'avorter. L'avortement, c'est mon rayon. Dans l'éclat des matinées, impitoyablement mort-nés les textes se racornissaient, l'encre décolorée flambait un instant au sommet des décharges publiques, j'étais content, l'amertume est bonne fille.

Je l'ai dit, j'abomine le travail. Aucune activité n'exalte en moi cette certitude des lendemains qui m'afflige et m'étonne chez mes contemporains affairés. Ou chez les calmes au front droit qui ruminent avec componction les nourritures d'un sens commun de prisunic. Oui, j'abhorre le travail. Mais à cet échalas de haine s'accrochent des poussières d'étoiles, qui forment comme une torsade de regrets. Si la vie m'en avait ménagé le loisir, qui sait ? je fusse devenu le tonitruant homme d'action qui plie le monde afin de l'arrondir et déplie l'agenda des jours avec des gestes avisés de repasseuse.

Je dois avoir reçu l'éducation la plus incohérente, et pour l'hérédité n'en parlons pas. Mes parents marchaient la tête haute dans le cortège. On n'a pas le choix, prétendaient-ils. Qu'ils aient eu raison pour leur compte, allons, je veux bien l'admettre, mais cette conviction qu'ils prétendaient m'inculquer, héritée d'une procession d'aïeux compassés plus ou moins authentiques, n'a pas entamé d'un iota le règlement d'atelier de ma paresse. On entre en paresse comme on entre en religion.

J'entends encore ma mère :
- Il ne fera jamais rien de bon.
Et mon père (était-ce mon père, ce Caton myope au profil bourgeonnant ?), mon père légitime ou non de renchérir :
- Propre à rien, bon à tout.
Ainsi réussissait-il à me faire sourire. Si j'étais né plus tôt, nul doute, pensais-je, que j'eusse rencontré l'un de mes vrais maîtres au moins, qui m'aurait, entre deux absomphes, tendu sa carte de visite :

Georges Fourest,
Oisif.


Oui, j'aurais aimé m'asseoir à sa table d'une terrasse bariolée, comme j'aime l'ironie bouillonne du quartier de la Goutte-d'Or, et qu'il me plaît de voir mes amis de Barbès à ce point pénétrés de la grandeur du Travail qu'ils se gardent bien de tremper dans la conjuration.

« Tous les gens que j'ai vus travailler m'ont gêné », dit Perros, qui note à la réflexion : « Sinon les simples artisans. » Pour ma part j'ajouterais les voleurs. Je risque ainsi d'être encore plus mal vu, mais c'est tant mieux. Si j'étais capable de raconter des histoires, c'est des histoires de voleurs que je raconterais. Il existe des légions de bons voleurs dans la littérature, mais le mauvais larron n'a jamais la cote. Je ne souhaiterais pas que mes voleurs ressemblassent à Jean Valjean (par exemple). Je connais quelques arcans plus ou moins patibulaires à qui le titre nobiliaire de paresseux convient à merveille. Je jurerais que Perros en a rencontré, lui qui n'hésite pas à qualifier la paresse « la plus difficile, la plus fatigante façon d'être qui soit. Et l'état privilégié par excellence. Mais impossible à vouloir. On ne veut pas être paresseux. Il ne suffit pas de dormir, de se coucher sur le sable, d'attendre comme éternellement la mort. C'est tout le contraire. L'état nerveux par excellence ; mais incapacité d'épouser quoi que ce soit, de se faire aider, d'entrer dans un engrenage connu. » Sainte parole.

Je confesse que je ne suis pas un paresseux méritoire. Sans doute n'ai-je pas assez constamment rêvé de l'être, c'est ça, je dois avoir manqué de constance ou, plutôt, je ne me suis pas assez laissé aller. La preuve ? Il m'est arrivé, Dieu me damne, de combattre cet « état nerveux ». J'ai honte. Au fond je ne suis qu'un indolent, un paresseux mineur. Une contrefaçon, un ersatz.

Me flatter d'écrire La Goutte-d'Or, ou tout autre ouvrage, c'est encore ruser. A mon âge, il serait décent d'avoir acquis plus de sagesse. Je me surprends quelque fois à vouloir, en flagrant délit de velléité, moi qui sais, ou devrais savoir, qu'il n'existe ni code ni stipulation de droits. Aucun manuel. Pas d'institutes de la paresse. Pas question jamais de se faire aider, comme l'observe Perros le spécialiste. On n'enseigne rien, décidément, dans les facultés.

La paresse est un limogeage consenti, mais à peine l'impétrant se trouve-t-il en disponibilité (quelle merveille que le jargon administratif !), la paresse consacre un état de vacuité redoutable, que seule une élite rarissime supporte sans terreur.

Indifférent, le paresseux ? Au contraire. Il est de la race des félins. Le paresseux se tient à l'affût, c'est un homme-chat qui regarde passer les miraculeux vols d'oiseaux dans le ciel, et cultive on ne sait quel désespoir souriant de bonne compagnie. De-ci de-là, il s'autorise un léger mouvement de griffes, qui laisse une trace infime sur la fibre des jours.


Jean-Claude PIROTTE, La légende des petits matins, La Table ronde, 1997


En lisant cet extrait, tu comprends mieux, fidèle internaute, pourquoi je tiens Pirotte pour un très grand auteur, d'abord parce qu'il écrit à hauteur d'homme. Sans même parler de sa prose fascinante de simplicité et de prolongements infinis, j'aime sa pensée, sa mystique de « loser », sa radicalité de fugitif volontaire, sa dérive pathétique et sublime, sa lucidité aussi alors qu'il se désole de ses trouvailles idiotes et de son « romantisme de bazar ». C'est grâce à lui que j'ai forgé la seule devise à laquelle je tienne, que j'essaie d'incarner tant bien que mal, plutôt mal que bien d'ailleurs : « La paresse est un limogeage consenti réservé à l'élite. » Mais il ne suffit pas de la vouloir… Jusqu'où en payer le prix ?

Par malheur, je suis encore trop actif, trop concerné par autrui et par moi-même, par mes livres, mon blog aussi, trop inquiet du lendemain, trop riche de tout, malgré mes 12 M², pardon, 14 avec la mezzanine, mes 15 heures de travail hebdomadaire et ma poignée de droits d'auteur en janvier. Je n'ai qu'une trouille : qu'on me refile de force le RSA ! Quant au talent littéraire…

Donc, « peut mieux faire ». Et aveu piteux : je ne suis pas (encore) un paresseux de première classe ; peut-être juste un indolent qui se la joue. Une forme de snobisme du pauvre ou du dandysme au petit pied. Mais bon, c'est la seule voie possible non ? Effacement progressif, autodérision et désespoir souriant.