" Il s'appelait Andrès, c'était un ami de Francesco, âgé de seize ans, plutôt maigre et court de taille, qui se mettait en minet : jolis vêtements, beaux cheveux noirs, longs aux épaules, sur une figure osseuse et avenante ; et l'allure dégingandée des gringalets qui font l'homme sans en avoir le gabarit. Il aimait les messieurs jusqu'au délire. Il était timide pour chercher, il préférait le hasard ou les amants de ses amis. Si on payait il se vendait ; si on ne payait pas il se donnait. Je lui plaisais et il me plaisait moins : il ne demanda ni argent ni cadeaux. Il débordait de vertus bébêtes et de vices plus gentillets encore.

Un matin, je le rencontre sur une place. Il avait dépensé le mandat d'un vieil ami très généreux. Il était extrêmement bien vêtu et chaussé, peigné à miracle et, dans une petite pose cambrée et désinvolte, il montrait un magnétophone neuf à deux ou trois enfants malpropres, couverts de haillons noirs tout déchirés, les cheveux ras, les pieds nus : on aurait dit des bagnards un mois après leur évasion. Je l'aborde, les loqueteux s'éloignent, on prend un verre, je lui demande qui étaient les petits. Il hausse les épaules :

- Oh, c'est mes frères.

Il était l'aîné, bien sûr. Je ne me suis jamais expliqué l'état des gamins, car sa famille était moins pauvre que celle de Francesco, dont aucun frère n'est guenilleux ou sale.

J'aimais beaucoup et j'invitais parfois (c'était très incommode) un gamin de rue qui avait treize ans, une nature fruste mais agréable. Sa queue était charnue, volumineuse, à grosses couilles, son derrière accueillant et joli. Il portait une longue cicatrice à l'avant-bras. Je désire savoir ce que c'est. Il dit qu'un grand s'était battu avec lui pour lui prendre quelques sous et avait terminé l'affaire au couteau. Evidemment, le garçon désapprouvait cela. Ensuite, je lui demande, sans peser, s'il serait capable, plus tard, de faire pareil à un petit. Il hésita, mit son regard dans le vide, se gratta un genou, eut un sourire heureux, comme s'il rêvait, et il dit oui.

Il avait aussi plusieurs cicatrices anciennes, courtes et déchirées, sur les tibias : son père, ouvrier maçon, l'avait corrigé une fois à coups de truelle. Cet homme était mort ; le nouveau père, très modeste marchand de légumes, était si doux que les trois garçons qu'avait faits l'autre (le mien était l'aîné) se donnaient maintenant toutes les libertés, désertaient l'école, mendiaient, polissonnaient, traînaient par la ville jusqu'à minuit et davantage.

Il faut d'ailleurs que j'en rabatte sur les duretés que j'énumère. Dans la vie carcérale d'un enfant de chez nous, elles sont épouvantables : mais ici le contexte est tout autre. D'abord, l'existence est rude pour les corps. Manger, dormir, travailler, se déplacer, accomplir les taches quotidiennes, autant de choses marquées d'inconforts ou de peines. On est endurant à la maladie, aux blessures accidentelles. On s'exprime, on se manifeste avec une grande intensité physique ; cependant il n'y a ni méchanceté ni excès dans les relations ordinaires. Les cris de violence apparaissent au milieu d'un univers endurci à souffrir, mais le moins angoissant qui soit.

En outre ces violences sont peu fréquentes. De longues périodes sans brutalités leur succèdent. Transgresser certains usages provoque des représailles féroces, mais on n'est jamais coupable de ces milliers de délits domestiques dont, chez nous, la prévention et la répression empoisonnent chaque heure de la vie des enfants.

Dans les rues, les cafés, les cinémas, les boutiques, on traite les petits en égal. Ils vont sans qu'on les accompagne, prennent place où ils veulent, comme chacun. Ils goûtent ensemble leurs moments d'oisiveté, se retrouvent, rient, courent, se chamaillent, se racontent leurs affaires, étudient à plusieurs, s'amusent de tout et de rien, n'ont jamais à se replier dans des lieux réservés à la jeunesse : ils vivent dehors librement, il n'y a pas d'adulte qui les surveille, les « anime » ou contrôle leurs plaisirs, leurs loisirs, leurs amitiés, leurs corps. Ils ne craignent pas les inconnus, sortent le soir seuls ou en groupes, sont curieux comme des chats, adorent bavardes, s'étonner, provoquer des événements drôles, voluptueux ou flatteurs, et, comme leur mise au travail précoce les mêle à la vie adulte, ils y répandent leur vivacité, leur nonchalance, leur malice, font briller des lumières et éclater des rires dans les pires mouroirs d'artisans.

Quand j'étais nouveau dans la ville, un petit spectacle me plut. Sur un beau rond-point du quartier neuf, ombragé et fleuri, un policier réglait une circulation clairsemée. Deux garçonnets s'arrêtent sous ses yeux et pissent contre les fleurs. Ce sont des écoliers à cartables ; ils rient, se chahutent et l'un d'eux dirige sur l'autre un immense jet d'urine. L'arrosé s'écarte, s'éclabousse, l'arroseur se tient debout et trotte sur lui en finissant de pisser. Les passants n'ont pas un mot, pas un geste ; le policer non plus. Le farceur a trop dérangé ses vêtements : il se cambre, descend tout aux cuisses et se reculotte avec soin. Puis ils s'en vont, gais comme avant. Rien là qui mérite d'être vu, ou décrit.

Dans une famille française qui habita un peu l'immeuble où j'étais, on gifla et enferma pour la journée un garçon de treize ans que, du balcon, son père avait vu courir sur le trottoir sept ou huit mètres, en longeant la grille du jardin. Je t'ai interdit de courir, cria-t-il, monte ici. Cet enfant et ses petits frères étaient vivants et bons garçons. Mais on les élevait ainsi, et tout ce que j'en apercevais me mettait dans des colères noires. Une éducation ordinaire et un père banal. Rien à dire ou décrire non plus.

Pendant les chaleurs, la marmaille barbote le jour entier dans les bassins, dans les fontaines de la vieille ville ; les garçons font nager leurs chaussures, pataugent, éclaboussent la rue. Assoiffés, ils lorgnent la terrasse des cafés en passant, s'ils voient une carafe sur la table ils approchent et on leur donne un verre d'eau. Ils l'avalent et s'en vont. On boit aussi au robinet des stations-service ou aux jets d'arrosage.

Vivre avec tout le monde rend les enfants attentifs à autrui ; ils se conduisent avec sang-froid et modération, mais sans réprimer leur corps et tout ce qui en échappe d'insolite, de rapide, d'éclatant.

La rue, les espaces de la ville leur appartiennent. Ils y naviguent si bien et s'y connaissent tant qu'ils en font un village. La foule n'est pas uniforme ; les misérables y ont la même dignité que les autres ; les vieillards y règnent à leur façon comme les enfants à la leur ; les infirmes vont tranquilles, se mêlent à toute chose, on ne leur voue ni égards oiseux ni répulsion ; une plèbe de mendiants circule sans embarras à longueur de jour. Mais les enfants et les adolescents sont si abondants et si beaux que, lorsque je suis là à regarder qui passe, je me persuade qu'il n'y a qu'eux ; je n'ai même pas assez d'yeux pour tous. Ils sont d'une santé rayonnante, et les défauts corporels, loucherie, boitillement, obésité, proportions contrefaites, maigreur efflanquée, dents vilaines, sont très rares.

Les petits commerces ont prévu les petites personnes ; on détaille pour leurs infimes ressources les paquets de chewing-gum, de cigarettes, etc. L'épicier leur fend des pains et les emplit de confiture, distribue des verres de lait et mille friandises sucrées ou salées à bas pris ; on met tout ce qu'on peut à la taille des enfants. Dans les jardins publics, ils marchent partout, s'installent t s'allongent partout, grimpent aux arbres, se donnent tout le mouvement et tout le bruit qui leur conviennent (quelques squares gardés sont plus calmes). L'école même a ceci de doux qu'elle n'est pas trop obligatoire.

Les duretés, les infériorités qui marquent une vie d'enfant ont donc leur contrepartie. Des quiétudes, des respects, des jouissances, des tolérances considérables les atténuent. Vie familiale et communauté s'interpénètrent ; on se partage et on circule entre les deux au bénéfice de la seconde, et dès le plus jeune âge. On répare d'un côté ce qu'on souffre de l'autre, et un équilibre des plaisirs et des peines en résulte. Ainsi, le dédain dont les gamins sont l'objet ne leur nuit pas, ne rogne pas leur liberté ; on ne les écarte pas de la vie collective ; on punit leurs méfaits ou ce qu'on juge tel, mais on accepte et prévoit en tout lieu leur autonomie ; et les violences qu'ils subissent ont du moins l'avantage de réduire à quelques événements brutaux l'oppression pédagogique que, chez nous, les adultes étendent à toutes leurs relations avec l'enfance. "



Tony Duvert, Journal d'un innocent, les éditions de minuit, 1976.