Mardi 7 octobre 1919.

Les déboires de la veille, ajoutés aux craintes pour la journée présente et aux échos en moi de ma conversation avec l'oncle Henri, m'ont valu un retour de nostalgie. Elle est bien loin, très loin, ma chère campagne, avec tout ce qu'elle contient de paix et d'êtres si chers à mon cœur !

Voilà donc le retour des idées noires, celles qui me torturaient déjà en février : doutes sur ma vocation de marin, perplexité concernant mon caractère, choix entre le concours d'Agro ou celui de Navale etc. Sans parler de mes interrogations concernant certains troubles turpides qui n'ont rien à voir avec mes études mais ne font que m'embrouiller davantage … Tout cela s'agite en tous sens dans ma tête, même en classe de maths, alors que je devrais préserver mon attention et ma concentration. La seule solution - et là, aucun compromis n'est possible : ce sera ma dernière année à Stanislas. C'est une question de vie ou de mort.


[Extrait d'une lettre de Paul à sa mère datée du 8 octobre 1919]

La rentrée à Stanislas, qui me faisait si peur, n'a pas été trop difficile. Etant ancien et retrouvant quelques condisciples de l'an dernier, j'ai pu jouir de toutes les prérogatives attachées à cet état en classe préparatoire aux grandes Ecoles. J'ai donc moins souffert que l'an passé à la même période. Cette année, nous sommes 18, ce qui fait, paraît-il, une classe très nombreuse. Ils sont 90 à St Louis et cette pléthore est très inquiétante pour le concours.

On nous a changé tous nos professeurs. Cette innovation a des avantages mais aussi de francs inconvénients pour le résultat final. C'est surtout bien ennuyeux pour le travail du début d'année car tout ce qu'on a compulsé l'année précédente est à recommencer, chaque nouveau professeur ayant ses particularités voire ses manies. Avec les mêmes maîtres, toute cette perte de temps nous aurait été épargnée. Néanmoins, les premiers jours n'ont pas été trop difficiles. Nous avons même hérité d'un pion originaire de Toulouse, dont l'accent et le caractère emballé au moindre chahut font notre bonheur. Bref, depuis la rentrée, je me suis presque amusé à Stan, nouvelle qui va sans doute, chère maman, vous divertir et peut-être vous inquiéter. Mais, connaissant mon caractère et mes habituels tourments, vous savez bien que je ne vais pas m'abonner à la facétie et que l'austérité est ma marque de fabrique. Bos suetus aratro !

La concierge s'est vraiment peu bilé pour moi. Elle n'a daigné faire qu'une seule fois mon lit et m'a réservé deux fois seulement un peu de lait. Dois-je m'en plaindre et à qui ? Je fais donc le ménage moi-même et, ma foi, je me suis fait et continue de me faire un cacao à l'eau malgré tout délicieux. Je me suis même concocté les meilleures tisanes de ma vie, les premiers jours où la grippe me menaçait. Dieu merci, elle paraît à présent conjurée. Je m'aperçois que, décidément, j'ai plus de disposition pour la cuisine que pour les mathématiques. J'en ai déjà fait la triste expérience, constatant mon incompréhension totale en épure descriptive. Quel manque de précision ! Le professeur lui-même m'a confié avoir rarement vu une telle maladresse. Cette remarque n'est pas de bon augure pour le reste de l'année. Dois-je, à votre avis, demander des leçons particulières ? Mais le coût ne doit pas être négligeable. Dans un tout autre domaine, je reste toujours un peu perplexe face au football. Je suis si petit et si désespérément médiocre en gymnastique ! Mais peut-être parviendrai-je à faire des efforts en cette matière car j'adore m'adonner à l'entraînement corporel, même si les jeux collectifs, souvent brutaux, me répugnent. Certains ont choisi l'escrime. Vous pensez si je les envie !

Je ne suis pas encore assez avancé dans l'année scolaire pour savoir si, oui ou non, je mordrai enfin aux maths. On peut, paraît-il, se réveiller sur le tard et faire quelques étincelles, à défaut de feux d'artifice. Dès que je le saurai – de toutes façons, j'espère bien en être à ma dernière année – j'ai envie de préparer deux concours, comme cela se fait souvent ici. Mais par exemple, je ne sais pas du tout encore lesquels ! S'il est vrai que chaque homme a sa vocation, qu'il doit s'y tenir et y faire fructifier ses talents cachés, j'ai tant imploré les lumières du Ciel que ma foi courra de grands risques si j'ai fait grossièrement fausse route. Ce ne sera pas de mon fait ni faute d'avoir supplié et réfléchi ! A ce sujet, priez pour moi, chère maman, puisque mon tourment est si grand.

Aujourd'hui, nous sommes entrés en retraite. Ce « temps-fort de spiritualité », comme disent les prêtres, ne présage rien de merveilleux, à mon avis. Non que je me défie de la religion, soyez-en assurée, mais, comme toujours, on nous sature de grandes phrases très éloquentes qui ne laissent aucune trace profonde. Bref, à cette occasion, nous avons eu notre sortie le mercredi à la place du jeudi, mais il a fallu rentrer à cinq heures trente. J'ai failli arriver en retard, ce qui n'aurait guère fait bonne impression en début d'année, car j'avais mal calculé la distance à pied depuis le jardin du Luxembourg où j'ai longtemps flâné. Il fait un temps superbe à Paris et je ne peux m'empêcher de penser à notre campagne qui doit être si belle en cette saison. Pour le moment, jusqu'au retour d'Elzida, je continue de dîner au collège. C'est tellement de temps de gagné ! Si je suis vraiment déterminé à franchir tous les obstacles – et je le suis -, c'est-à-dire à avoir foi en ma vocation dans la Marine et à m'y accrocher, je vous demanderai peut-être la permission de stabiliser cet emploi du temps. Mais non ! j'y songe, ce serait probablement, en échange d'un gain d'une heure seulement, une grosse dépense supplémentaire pour vous. Les frais de demi-pension sont déjà conséquents, sans parler de tous vos soucis pécuniaires dont vous avez la délicatesse de ne jamais me parler dans vos lettres.

Il faut vraiment du courage et une grande force d'âme pour travailler au milieu de toutes les tristesses qui nous assiègent. Il paraît que Bon Papa est beaucoup plus bas encore que Cécile ne le disait, au point que les S***, nos cousines par alliance de la rue d'Auteuil, si pingres et si friandes de mauvaises nouvelles, n'osent plus faire de dépenses en toilettes claires pour cet hiver. C'est grotesque, ne pensez-vous pas ? En tout cas, rien qu'à la pauvre lettre qu'il m'a péniblement écrite, j'ai eu l'impression d'un homme qui, au physique comme au moral, a fait une chute effrayante ! Mais le plus gros sujet d'ennui, c'est qui vous savez. Pardonnez-moi, je ne parviendrai jamais à prononcer son nom et vous en devinez les raisons. Voici ce qui se murmure par ici : il paraît que les termes de la signification de séparation de biens l'ont jeté hors de lui ! Il est allé trouver un avoué à Bourges, a tourné les choses à son avantage et à l'intention de plaider contre la séparation. Quelle outrecuidance après son inconduite ! Tante Sophie a dit qu'il prendrait pour avoué un certain Maître Jacquemin. Le connaissez-vous ? Etes-vous sûre du vôtre ? En tout cas, même si vous l'emportez, ce que je crois, ce procès risque bien d'être âpre et dispendieux comme toujours, au moins dans les trois à quatre mille francs à vous deux ! Il paraît aussi – et c'est ce qui me chagrine le plus, me concernant – que la publication dans le journal de Lons-le-Saunier a eu bien plus de retentissement que vous ne le disiez. J'ai peur que toute cette réclame nous fasse un tort énorme dans un pays auquel je commence à tenir à cause des diverses amitiés que j'y ai peu à peu nouées durant les vacances. Enfin, voilà ce qu'on dit encore à propos de "qui vous savez" : quelle que soit l'issue de la procédure, il ne remettra plus les pieds dans le Jura. Et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai, même si jamais je ne cicatriserai d'un si grand malheur.

Enfin, ma pauvre maman, faites pour le mieux. Vous avez un rude métier. Etre mère d'enfants aussi difficiles à contenter que nous, et dans la purée où nous nous trouvons tous, c'est bien pire que d'être général en chef ! Circonstance aggravante, tout le monde, dans notre famille, est si nerveux, si indiscipliné ! Il paraît que Bon Papa et tante Sophie sont tout à fait opposés à ce que Cécile rentre à Paris, malgré l'intercession de Béa et d'Hélène qui souhaiteraient l'y revoir. A moins qu'elle ne se ressaisisse au lieu de n'en faire qu'à sa tête, qu'elle s'accroche sérieusement à d'autres études que son piano ou sa mécanique ! Qu'en dites-vous ? Il doit être bien dur de commander à une armée en débandade, en prenant des décisions de sa seule autorité. Je reconnais que ce doit être lourd pour vous ! Je voudrais tant pouvoir vous aider, mais quand en serai-je là ? Je suis trop tourmenté moi-même par mon propre avenir pour vous être d'un grand secours.

J'espère néanmoins que votre santé est bonne et votre humeur au beau fixe. Ne vous ennuyez-vous pas trop à Montclairgeau ? C'est la cause, je crois, de bien des langueurs nocives.

Je vous embrasse tendrement. Mon cœur est encore très souvent près de vous et de mes chères petites sœurs. Notre belle demeure et le jardin me manquent ! Les tilleuls là-haut doivent être magnifiques. N'oubliez pas de m'accorder une menue place dans vos prières afin que, si la Marine est bel et bien ma vocation, je n'aie plus tant d'obstacles à l'avenir, tant de dégoûts et d'inaptitudes de caractère à surmonter sans cesse.

Votre Paul qui vous aime.



Mercredi 8 octobre 1919.

A cause de la retraire qui commence demain, ce mercredi a été exceptionnellement jour de congé. Cette nouveauté a bien été la seule : cours de Physique rasoir puis deux heures d'épure interminables. Comme d'habitude, j'ai rendu un chiffon de papier incomplet.

Pour m'aérer la tête, je n'avais qu'une envie : être le plus tôt possible au Musée du Luxembourg pour l'exposition américaine. Malheureusement, la grande salle était encore fermée, les travaux d'aménagement n'étant pas tout à fait terminés. Plus de 250 pièces à installer ! Je fus très déçu mais ce ne sera que partie remise, le plus tôt possible. A défaut d'errer entre les cimaises, je décidai de me promener longuement dans le jardin, parmi les adorables plates-bandes. Beaucoup de sauges rouges, de dahlias jaunes et orangés, des glaïeuls et même des marguerites encore vivaces. Un ravissement pour les yeux, un attrait profond auquel sans doute mes souvenirs d'enfance à Rans ne sont pas tout à fait étrangers. C'est comme un atavisme. Il a fait cette après-midi un temps vraiment doux, presque printanier, avec un ciel pur et un soleil radieux. Assis sur un banc de pierre parmi les fleurs, juste devant la noble façade ensoleillée du Sénat, j'ai tenté de m'embarquer sur mon cher Bateau ivre, en vain, car je ne parvenais pas à fixer mon attention. J'en conçus un dépit secret : quel piètre disciple je fais ! Il faut dire que j'avais quelque excuse : devant moi, par-delà les parterres automnaux, plus loin que les grands massifs aux feuilletages incendiés, se découpant dans l'azur pâlissant, le dôme majestueux du Panthéon. Une beauté paisible, sélecte, imposante et élégante, à la fois naturelle et toute parisienne. Et rien de figé : ce cadre enchanteur servait aux ébats de nombreux petits citadins et d'élégantes fillettes aux cheveux coupés à la Jeanne d'Arc, comme l'exige la mode, jupes très courtes et charmants bibis déjà pleins de coquetterie. Des amours ! J'ai passé là un très bon moment, tantôt me divertissant moi-même du jeu des bambins, tantôt revenant vaille que vaille à mon poète, ce qui ne fit qu'élargir la blessure de mes aubes navrantes : la délicieuse Colette et mes jeunes espoirs de la fin de l'été, douces images enfuies sitôt caressées et immédiatement suivies du noir cortège de mes doutes face à l'avenir. Sentant que l'ombre d'une angoisse sourde s'installait au tréfonds de moi en même temps que le jour déclinait, je me suis levé pour traverser le Luxembourg dans l'autre sens. Il était un peu plus de cinq heures. Je passais sans transition de la pleine liberté et de l'innocence de la vie à la contrainte de bâtiments austères, au joug d'une sévère discipline et à l'alchimie abstraite des sciences. Après les dahlias en feu et les cerceaux enfantins, les équations différentielles du premier degré ! Quel gâchis !

Je n'eus guère le temps de m'abandonner à la mélancolie car je faillis arriver en retard pour le Salut qui ouvrait la retraite de début d'année. Le prédicateur s'élança pour un premier galop d'essai. Un saint homme un peu replet, à l'air sympathique, distillant même un soupçon d'humour. Mais vraiment trop d'idées anciennes, de lourdes hyperboles, de ridicules clichés tout droit sortis des bréviaires d'il y a un siècle ! Dès ses tout premiers mots, j'ai jaugé la retraite et l'ai condamnée.

Rien d'autre à noter ce soir. Toujours la même impression mitigée avant de me mettre au lit. En fait, chaque page de mes chroniques, chacune de mes journées si monotones pourrait se terminer par deux simples mots : « dommage » et « tant pis » ! Il faut pourtant que l'action de grâces l'emporte ce soir, puisque je viens d'entrer en récollection pour trois longues journées. J'essaie donc de me mettre dans des dispositions de piété et d'humilité. Pourquoi faut-il que je sois souvent si critique et si acerbe ? Faible consolation : un mot de Cécile m'attendait. Une enveloppe bleue posée sur le secrétaire ainsi qu'une part de dessert (une l'île flottante !). Délicate et rare attention de tante Sophie. Décidément, si elle s'y met aussi, nous allons nous convertir en chœur ! Ma sœur va bien, n'en fait qu'à sa tête et trouve la vie belle. De gentilles banalités qui m'ont fait plaisir. Et aussi une remarque aigre-douce : Cécile m'annonce que lundi dernier à Persanges, sur le court du tennis, elle a revu Denise et l'a trouvée fort jolie !


A SUIVRE