« Chaque jour je me promets de m'expliquer. Comme si quoi que ce soit méritait d'être expliqué. Comme si, quand bien même je m'expliquerais, cela pouvait avancer à quelque chose, servir à qui que ce soit. A rassembler mes membres épars ? Allons donc ! Et pourtant il y a le bonheur, qui est un nuage, un geste, une couleur, une surprise toujours, et très vite il n'y a rien. Aux objets trouvés, aux objets perdus, le bonheur. Le mot bonheur entre mes lèvres, et que je crache. Rien, un fond de verre noir parmi des serviettes sales, sur une nappe souillée. Rien, que d'inénarrables lieux communs. Le rebut. Les juristes ont une belle formule : res nullius. Une chose qui appartient à tout le monde, et n'est à personne. Délaissée. Un vestige incompréhensible, que dédaignent même les chiffonniers. Le « petit bonheur » du chanteur du Québec, celui qu'il avait « ramassé sur le bord d'un fossé « , cette complainte fade qui m'enchantait dans l'adolescence – et de quelle fadeur suis-je encore marqué, je ne suis que nausée fade -, je la fredonne encore, de plus en plus rarement, histoire de me moquer de ma voix éraillée, de ma sensiblerie, de mes haillons moraux. C'est ainsi.

Je suis un pompeux imbécile. Et, bien que conscient de cet état, car la bêtise est un état (voyez le droit romain, toujours : imbecelitas sexus, l'état d'imbécillité, de niaiserie de la femme), un état donc au même titre que la banque, je n'arrive pas à me taire. Les imbéciles sont bavards. Ils parlent de tout, de rien, d'eux-mêmes, ah surtout d'eux-mêmes hélas, à tort et à travers.Comme je serais heureux, oui, heureux, délivré, pardonné, de pouvoir dire simplement les choses. Mais on ne maîtrise pas la bêtise. Elle est un animal rétif, une poule écervelée.

Demain je me prendrai, encore, pour un vivant littérateur. Un artiste ! Le suicide n'est pas à la portée du premier venu. Je suis le premier venu, on croirait le courage incarné, car je vis, je vis jour après jour, terrorisé par le silence. A propos de silence, j'en aurais à raconter, des choses, comme dit l'autre. Tous les clichés, tous les truismes, je les convoque à ma rescousse. Donc, je ferai des phrases, faute de voler des sacs à main, de balayer les pistes d'un cirque, ou d'incendier Rome. Qualis artifex pereo !Ceci ne serait pas un livre, ce serait un suicide. Rien de plus vulgaire. Je répéterai les mêmes platitudes hagardes. J'écouterai la larme à l'œil Bud Powel et Red Norvo, pour me rappeler une loggia en Hollande, un premier pas de danse, la blondeur trouble d'un amour du Nord, le doigt crochu d'une régente de Haarlem, et ma mémoire pervertie jouira de ressasser des souvenirs spécieux qui finiront par prendre l'allure d'une fiction très ordinaire, propre à nourrir quelque tare obsédante de l'âme. Je n'en mourrai ni de honte ni de dégoût. Je me coucherai, volets clos, et je resterai des jours et des jours prostré loin du soleil, sous le drap suant, seul, perclus d'une angoisse sans noblesse, mourant d'une mort frauduleuse, escroquant le passé, falsifiant l'avenir. Où sera le présent ? Jamais, jamais le présent n'existe.

Puis un matin je réapparaîtrai comme un Lazare d'opéra-bouffe. Une chienne malade a plus de dignité. Les mots se remettront à s'écouler de moi, une dysenterie de mots. Je serai fier à nouveau de mes excréments. Je respecterai mes pestilences, je recueillerai mes déjections avec des gestes inspirés. J'aurai l'entérite géniale enfin. J'assisterai de très près à quelques moments sublimes de la vie d'un trou de cul breveté d'état-major, l'expression n'est pas de moi, mon père la martelait en me désignant.


Jean-Claude Pirotte, La légende des petits matins, Editions de la Table Ronde, Paris, 1997.